Novembre 2010 : Lettre ouverte aux parlementaires français

, par Admin

« L’indépendance de l’AFP est la condition même de son développement »

Mesdames et Messieurs les députés,
Mesdames et Messieurs les sénateurs,

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L’Agence France-Presse (AFP) est plongée dans une nouvelle période d’attente et d’incertitude depuis la récente déclaration du ministre de la Culture et de la Communication rouvrant brusquement le dossier extrêmement sensible du Statut de l’AFP, plus grand média français au niveau mondial.

M. Frédéric Mitterrand a en effet annoncé le 4 novembre 2010, devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, qu’une réforme du Statut de l’AFP aurait lieu « prochainement » à travers une proposition de loi qui serait présentée par un parlementaire. Pour justifier la nécessité de cette « réforme », M. Mitterrand a avancé qu’« une des questions auxquelles (le PDG de l’AFP) M. Hoog est confronté est celle de l’établissement d’un Conseil d’administration qui permettrait à l’AFP de retrouver une marge de manœuvre qu’elle n’a plus ». Puis, il a affirmé que l’AFP « ne dispose pas de l’organisation juridique, ni des moyens capitalistiques ni de l’organisation qui lui permettrait de faire face à ces enjeux ». Le ministre a même souligné « l’urgence à décider dans ce domaine », annonçant que « nous aurons prochainement une proposition de loi qui sera présentée par M. Michel Herbillon (député UMP) ou par M. (Jacques) Legendre (UMP) au Sénat ». La déclaration de M. Mitterrand a été d’autant plus surprenante que :

  • Le projet de l’ex-PDG de l’AFP, Pierre Louette, de modifier le Statut de l’AFP pour en faire une société à capitaux publics a été très largement refusé au sein de l’Agence et accueilli avec scepticisme par les parlementaires. Le 24 février 2010, M. Louette a présenté sa démission.
  • Le « Comité de réflexion sur l’avenir de l’Agence France-Presse », formé par M. Mitterrand et présidé par M. Henri Pigeat, a conclu dans son rapport remis au gouvernement le 19 avril 2010, à la non nécessité d’une modification du Statut de l’AFP.
  • Le nouveau PDG de l’AFP, Emmanuel Hoog, a maintes fois affirmé, depuis son arrivée à la tête de l’AFP le 15 avril 2010, qu’une modification du Statut n’était pas à l’ordre du jour.

Notre inquiétude est d’autant plus grande que des auditions ont d’ores et déjà commencé au Parlement sur l’avenir de l’AFP. Nous pressentons une volonté d’aller vite, alors que tout dans ce dossier (l’histoire du Statut actuel, le rôle crucial joué par l’AFP en France comme dans le monde, la complexité des problématiques juridiques, technologiques et économiques que soulève l’activité de l’AFP) devrait inciter à la prudence et à une quête sincère d’un consensus aussi large que possible.

Pour comprendre les enjeux, il est nécessaire de rappeler que :

  • L’AFP est gérée par une loi spécifique, son Statut, destinée à garantir son indépendance face à toute pression politique ou économique.
  • Ce Statut a été le fruit d’une longue réflexion qui a duré près d’une quinzaine d’années (les premières ébauches ont commencé pendant la Résistance en prévision de la Libération).
  • Ce Statut, qui fait obligation à l’AFP d’être une agence mondiale d’information, stipule que l’AFP n’est pas une propriété (et n’a donc pas de propriétaire), met l’AFP hors du schéma capitalistique (puisqu’il ne la dote pas de capital) et assure sa gestion selon un principe coopératif (ce sont les usagers – presse privée et services publics – ainsi que les personnels de l’AFP qui composent le Conseil d’administration).
  • Fait rarissime, ce Statut a été adopté en 1957 à l’unanimité par le Parlement.
  • Avant d’être présenté devant le Parlement, ce Statut a été soumis au personnel de l’Agence qui, après un vote à bulletin secret, l’a adopté à une très forte majorité.
  • Ce Statut est une vraie prouesse législative : il repose sur des équilibres fragiles mais efficaces entre les usagers de l’AFP (presse et services publics), et est animé par une règle implicite, que Jean Marin, PDG de l’AFP durant plus de 20 ans (de 1954 à 1975), grand résistant et l’un des pères de ce Statut, a résumée par la formule : « L’AFP ne peut fonctionner que si celui qui paye ne commande pas. »
  • Bien que datant d’il y a plus d’un demi-siècle, ce Statut a permis à l’AFP - malgré les profondes révolutions qui ont transformé à plusieurs reprises son domaine d’activité – de se développer, de devenir une agence mondiale et de se maintenir dans le peloton de tête de son secteur d’activité. En effet, l’AFP est aujourd’hui la seule agence mondiale non anglo-saxonne (ses deux concurrentes sont l’anglo-canadienne Reuters et l’américaine AP) ; elle est le plus grand média francophone et le plus grand média non anglo-saxon dans le monde : une information diffusée par l’AFP seule, dans ses différentes langues, touche (directement ou indirectement à travers ses clients) quelque 3 milliards de personnes !
  • Grâce à son Statut, l’AFP est aujourd’hui, parmi les trois agences de presse mondiales, la seule à être absolument hors de portée de l’argent privé.

Malgré tous les faits que nous venons de rappeler, et malgré notre conviction que le Statut actuel de l’AFP reste – dans sa philosophie générale – d’une absolue modernité, nous considérons que ce Statut n’est pas un but mais un moyen pour garantir l’indépendance de l’Agence. C’est pourquoi nous ne sommes pas opposés par principe à toute modification de ce Statut.

Toutefois, pour être acceptable, toute modification de ce Statut doit répondre à quatre conditions essentielles :

  1. Renforcer l’indépendance de l’AFP, autrement dit apporter des garanties supplémentaires par rapport à la situation actuelle où un parfum d’influence politique persiste, surtout lors de l’élection du PDG. Il faut donc qu’une éventuelle modification du Statut apporte une étanchéité plus grande vis-à-vis de tout pouvoir extérieur intéressé par l’impact énorme de l’AFP.
  2. Être reliée à une vraie stratégie d’entreprise. Il faut exposer cette stratégie et dire en quoi le Statut actuel empêche sa réalisation et ensuite - et seulement ensuite - modifier le Statut pour permettre la réalisation de ladite stratégie.
  3. Recueillir au préalable l’accord du personnel par référendum. Cette exigence n’est en rien démagogique ou populiste : l’AFP est une entreprise de matière grise. Son savoir-faire et son expérience sont détenus par son personnel. L’adhésion du personnel à toute évolution du Statut de l’Agence est donc vitale. Cette précaution a été prise en 1955 sur le texte finalement adopté en 1957. Il serait inconcevable de faire aujourd’hui moins bien qu’il y a 55 ans en matière de démocratie !
  4. Recueillir une très forte majorité au Parlement. Si l’unanimité parlementaire que le Statut actuel avait recueillie en 1957 peut sembler inaccessible aujourd’hui, il faudrait tout faire pour s’en rapprocher. L’AFP est un outil essentiel pour la vie démocratique et le pluralisme. Elle ne concerne pas seulement la majorité parlementaire du moment, quelle qu’elle soit, mais l’ensemble du peuple français.
  5.  

    Or, à examiner la situation actuelle on ne peut que nourrir de sérieuses inquiétudes sur chacun de ces quatre points :

    1. Le projet de modifier le Statut de l’AFP semble dicté de l’extérieur. Il ne s’agit point pour nous de faire un procès d’intention au pouvoir politique, mais force est de constater que le PDG actuel comme son prédécesseur (qui, pourtant, connaissaient tous les deux l’Agence avant d’être nommés à sa tête) ont commencé leur mandat en affirmant que le Statut ne leur posait pas de problème, ne les empêchait pas de développer l’AFP… avant de changer de discours, comme sur injonction extérieure.
    2. Aucune stratégie d’entreprise n’existe à l’heure actuelle à l’AFP. Aucun schéma de développement n’est proposé. Le PDG actuel ne le nie d’ailleurs pas : il a commencé par former des groupes de travail qui devraient lui remettre des rapports. Nous sommes donc encore loin de l’élaboration d’une stratégie cohérente et pertinente, lisible du personnel. Jusque-là, l’AFP est gérée à vue, avec des effets gesticulatoires, des petits projets épars et des incantations supposées modernistes. L’incurie conceptuelle de la Direction est flagrante. Récemment encore, cette Direction a mandaté un consultant extérieur qui n’a pu que conclure (en février 2010) que l’évolution de l’AFP « passe par la définition d’un projet d’entreprise lisible et positif ». Or, vouloir modifier le Statut avant d’avoir élaboré un tel projet est, à l’évidence, une aberration méthodologique. Nous sommes contre des modifications à répétition du Statut de l’AFP. L’Agence a besoin d’une stabilité dans les règles de sa gouvernance.
    3. Le personnel de l’AFP n’a pas été associé au projet actuel de réformer le Statut. Ni dans le cadre du Comité d’entreprise, ni dans aucun autre cadre. Or, à croire M. Mitterrand les propositions de la nouvelle loi sont déjà prêtes : il a même nommé leurs auteurs. Cette approche est inacceptable sur la forme et inutilement conflictuelle au fond : l’AFP a vraiment besoin d’une grande synergie interne pour pouvoir faire face à la concurrence. Hélas, le nouveau PDG semble avoir inutilement gâché la période de grâce dont il avait naturellement bénéficié à son arrivée.
    4. Le Parlement serait divisé sur ce projet. L’accélération que MM. Mitterrand et Hoog semblent vouloir imprimer à la cadence, malgré l’absence de toute justification stratégique et tout consensus interne, nous laissent craindre un clivage parmi les parlementaires. Or, politiquement et moralement, il est vital pour l’AFP que son Statut soit voulu et défendu par la quasi-unanimité de la représentation nationale.

     

    Mesdames et Messieurs les députés,
    Mesdames et Messieurs les sénateurs,

    Nous vous invitons à aborder la question de l’AFP à travers les trois visions fondamentales suivantes :

    1. L’AFP doit être soutenue par une volonté politique. L’AFP est devenue l’agence mondiale qu’elle est grâce à une forte volonté politique du législateur exprimée par le Statut de 1957. Elle ne pourra continuer que si cette volonté politique est confirmée et renouvelée. L’AFP n’a pas besoin d’un nouveau Statut, mais de renforcer la philosophie du Statut actuel (et de profiter de cette éventuelle refonte pour toiletter ce Statut de quelques termes ou critères dépassés). Mais attention : toute modification de la composition du Conseil d’administration actuel doit s’accompagner de garanties renforcées quant à l’indépendance de l’AFP vis-à-vis de tout pouvoir politique, économique ou idéologique. Le Conseil d’administration décide en effet de tout dans la vie de l’Agence. M. Hoog a exprimé le souhait de modifier la composition du CA en y nommant un certain nombre de « personnalités ». Mais qui choisirait ces personnes, et sur quels critères ? Comment se prémunir de leurs éventuelles complicités avec des intérêts extérieurs à l’Agence, voire avec d’autres groupes d’administrateurs ?
    2. L’AFP est une mission d’intérêt général. Le Statut actuel charge l’AFP - de manière évidente bien qu’implicite - d’une mission d’intérêt général. Toute modification de ce Statut doit confirmer cette mission dans des termes clairs et sans équivoque. Nous refusons la vision défendue par le PDG actuel – tout comme par son prédécesseur – selon laquelle l’AFP serait une entreprise normale mais ayant quelques missions d’intérêt général à honorer (qu’il s’agit de faire payer à l’État) et qui, une fois ayant assuré ces missions, pourrait faire ce qu’elle veut. Non, pour nous l’AFP est elle-même une mission d’intérêt général et n’a aucune vocation à perdre son âme et sa réputation dans des pratiques douteuses (comme c’est hélas le cas actuellement et de plus en plus notamment dans sa présence sur Internet). L’AFP doit remplir de la meilleure manière sa mission d’intérêt général – et rien d’autre.
    3. L’indépendance de l’AFP passe avant son développement. En effet, l’indépendance de l’AFP est la condition même de son développement : l’AFP ne peut capitaliser que sur sa réputation et sur la qualité de sa marque : elle doit rester synonyme d’exactitude, de pluralisme et de fiabilité – donc d’indépendance. L’AFP n’a pas vocation à être une « boîte à cash » : elle doit seulement assurer sa mission, qui est essentielle pour la démocratie, en France comme dans le monde. Ceux qui ne savent pas comment développer l’AFP sans atteindre à son indépendance ou à sa respectabilité ne sont tout simplement pas qualifiés pour la gérer.

     

    Mesdames et Messieurs les députés,
    Mesdames et Messieurs les sénateurs,

    Dans ce dossier, la seule vraie urgence est d’agir avec précaution et de rechercher un consensus interne et externe à l’AFP, comme ce fut le cas pour l’adoption du Statut actuel.

    En effet, rien ne justifie la précipitation : malgré l’incurie conceptuelle de sa Direction, l’absence criante de toute stratégie d’entreprise, la succession de projets-gadgets et la dilapidation de sommes importantes dans des décisions absurdes, l’AFP continue à être légèrement bénéficiaire chaque année depuis 2006, même si sa santé financière est précaire. Et même face à un discours catastrophiste qui pourrait annoncer l’imminence d’un déficit important pour l’AFP ou évoquer une « inadéquation » de son Statut actuel avec la législation européenne voire avec la Constitution française, il faudrait faire montre de la plus grande prudence.

    L’essentiel dans ce dossier est le constat suivant : la charpente mise en place par le Statut actuel pour garantir l’indépendance de l’AFP reste aujourd’hui d’une grande pertinence. A notre époque marquée par la toute puissance de l’économie et de la finance et par le foisonnement d’« informations » éparses, incertaines, contradictoires, gratuites ou intéressées, ce Statut permet de laisser hors de l’emprise des pouvoirs et des marchés la source qui irrigue tous les médias. Cet acquis est énorme : si cette source est « polluée », tous les « robinets » en aval (TV, radios, sites internet, presse papier…) le seront.

    C’est pourquoi toute éventuelle réforme de ce Statut de l’AFP doit être guidée par un seul et unique critère : le renforcement de l’indépendance de l’AFP vis-à-vis de tout pouvoir politique, économique ou idéologique.

    ADIAFP, le mardi 16 novembre 2010