« Une contribution de la France à la liberté de l’information » : Jean Marin

, par Admin

Discours de Jean Marin, PDG de l’AFP de 1954 à 1975 et principal artisan de son Statut, devant l’Académie des Sciences morales et politiques, le 29 février 1960

MESSIEURS,

Je me sens honoré, mais aussi fort indigne, de prendre la parole devant votre Compagnie. Ma hardiesse a pourtant à mes yeux des excuses, que je trouve

  • d’abord dans le fait que c’est votre illustre Collègue, M. Georges Duhamel, qui m’a engagé à faire devant vous la lecture que je me prépare à vous adresser
  • ensuite dans le sentiment que le sujet que je vais traiter mérite en vérité qu’on s’y arrête
  • enfin dans la certitude où je suis que votre assemblée, toujours éveillée à l’acquisition de la connaissance voudra bien prêter son attention à cet organisme dont je vais l’entretenir et qui a précisément pour but de préparer, dans de nombreux domaines, les voies de la connaissance pour l’opinion publique.

Dans une première partie, mon exposé fera l’historique de l’Agence Française d’Information née en 1835, connue d’abord et jusqu’en 1944 sous le nom de son inventeur et créateur Charles Havas, avant de prendre au lendemain du deuxième conflit mondial, l’appellation d’Agence France-Presse. Mais l’essentiel de ma communication - comme l’indique le titre que je lui ai donné - consistera à vous parler de l’état présent de l’Agence Française d’Information, tel qu’il a été défini par le Statut de 1957, celui-là même qui constitue, en effet, une importante contribution de la France à la liberté de l’information. Dans une conclusion, aussi proche que possible de l’exorde, je vous présenterai un tableau à grands traits de l’activité et du rayonnement de l’Agence dans le monde.

Une Agence d’Information ? L’institution elle-même. Messieurs, est souvent mal connue, comme sont souvent, mal évalués la puissance, l’étendue des marchés, la complexité des moyens de communication, le nombre du personnel de ces organismes dont l’existence ne se révèle en apparence, aux yeux distraits du grand public, qu’à travers un sigle mystérieux, parfois placé en tête d’une dépêche venue de Tokyo, de Moscou, de Tunis, de Washington ou de Rio de Janeiro. Et pourtant, ce sont les grandes agences d’informations mondiales (il n’en est aujourd’hui que quatre ou cinq : deux américaines, une britannique, la française, dont l’importance justifie ce titre grandiose) qui, sans trêve ni repos, 24 heures sur 24, et 365 jours par an, diffusent à travers tous les pays du globe les nouvelles annonçant et situant les événements de toutes sortes dont est faite l’actualité quotidienne.


A l’origine de cette vertigineuse activité, on trouve un homme, un Français, Charles Havas : c’est lui, ce Rouennais d’origine hongroise qui, avant tout autre, conçut et réalisa la première agence d’information. C’était en 1835, à Paris, au numéro 3 de la rue Jean-Jacques-Rousseau.
L’histoire des progrès et de l’extension de cette agence Havas est l’histoire même des progrès du XIXe siècle, qu’il s’agisse du progrès matériel et technique ou du développement de la Presse épousant lui-même la courbe du développement de la liberté et de la curiosité de l’esprit.

Premier progrès, qui complète la multiplication des correspondants et des traductions rapides des journaux étrangers : l’utilisation du télégraphe optique des frères Chappe. Et comme on ne s’arrête jamais sur une telle voie, Charles Havas, dès 1840, marque un nouvel avantage : il invente l’application de la poste colombophile au transport des nouvelles : il recourt à des pigeons voyageurs qui, partis à huit heures du matin de Bruxelles et de Londres arrivent chaque jour à midi et à deux heures à Paris...


Entretemps, la Presse a changé d’aspect : le 1er juillet 1836 a paru le premier journal à bon marché, la Presse d’Émile de Girardin. Le nombre des lecteurs augmente et cette croissance du public détermine un goût de plus en plus vif pour des nouvelles qui ne soient plus seulement des nouvelles de Chancelleries, de Banque ou de Bourse.
Tout cela favorise les affaires de Charles Havas ; sa puissance grandit avec son influence ; les journaux, après les particuliers, ne peuvent plus se passer de ses services ; le Constitutionnel lui-même s’est abonné, Balzac le prend à partie dans La Revue Parisienne ; en 1846, le gouvernement de Louis Philippe le fait Chevalier de la Légion d’Honneur.

L’Agence Havas est lancée. Ses communications avec l’étranger qui la relient déjà à Londres et Bruxelles s’étendent à présent jusqu’à Rome, Madrid, Vienne et Berlin. Il ne reste plus qu’à consolider définitivement ses positions marchandes.
Je me permets ici, Messieurs, d’ouvrir une parenthèse pour faire en passant état de l’autre aspect du génie de Charles Havas : son génie commercial. Il est désormais assuré que c’est la presse qui constituera sa principale clientèle. Mais à cette époque la presse française, pour importante et nombreuse qu’elle soit déjà, est fort loin d’être également riche, et les nouvelles coûtent cher.
Comme l’a écrit notre collaborateur Gustave Aucouturier qui a excellemment analysé toute cette partie de l’Histoire Havas, « le problème était d’aider la presse à vivre pour pouvoir en vivre ».
Charles Havas, auquel vient de s’associer son fils Auguste, imagine et met en application un système merveilleusement ingénieux grâce auquel son agence d’une part s’assure l’utilisation des « annonces » collectées par des courtiers de publicités, et d’autre part afferme la publicité de ses clients journaux, les payant en informations au lieu d’espèces. 

Mais je ne m’étendrai pas davantage sur cette branche de l’activité d’Havas ; je n’ai voulu en dire ici que ce qui est nécessaire à la compréhension de son effort d’ensemble et à l’exacte connaissance de cet esprit audacieux et fertile.

Menée avec bonheur dans les eaux commerciales, parfaitement conduite vers l’invention technique et professionnelle, la barque de Charles Havas rencontra pourtant quelques récifs dans les années qui précédèrent l’apparition de l’empire libéral. Ces récifs, c’étaient les obstacles que le pouvoir plaçait encore sur le chemin de la liberté d’expression et qui, parfois, mettaient en difficulté les journaux dont l’ensemble constituait la principale clientèle de l’Agence. Elle-même, de proche en proche, finissait par recevoir des coups : le plus important quotidien de Bretagne à l’époque, Le Phare de la Loire, fut suspendu pour avoir un jour écrit : « L’Empereur a prononcé un discours qui, selon l’Agence Havas, provoqua à plusieurs reprises des cris de vive l’Empereur » : une sourcilleuse censure avait jugé restrictive cette prudente référence à l’Agence.

Mais ces nuages ne firent que passer : coup sur coup, de 1861 à 1865, paraissent de nouveaux et grands journaux qui s’appellent Le Temps, Le Petit Journal. A la veille de la guerre, Paris compte 900 journaux et la France entière en lit plus de 2.000. Par ailleurs, au cours des dix années qui viennent de s’écouler, Charles Havas a eu la fierté de voir ses deux principaux collaborateurs, Julius Reuter et Wolff, fonder l’un en Grande-Bretagne, l’autre en Allemagne, des agences qui seront tout naturellement les premiers « grands alliés » de la maison-mère. Il a vu ses correspondants à l’étranger se multiplier, encore, tandis que dès 1866 la pose des grands câbles télégraphiques internationaux et transocéaniques rendait possibles, dans l’espace et dans le temps, les plus exaltants de ses rêves d’anticipation.
Charles Havas est au sommet de sa réussite - mais aussi hélas au terme de sa vie qu’il achève tout à coup, sans avoir vu se réaliser l’un des grands projets qu’il avait en tête et dont le siège de Paris, quelques années plus tard seulement, devait favoriser l’accomplissement : la distribution des bulletins Havas par Ballons Montés...

Ainsi s’achevaient, Messieurs, les trente-trois années d’effort inspirés d’invention lucide, qu’un « nouvelliste » exceptionnel, un sage visionnaire du monde moderne en train de naître, avait mis au service d’un des épisodes les plus décisifs de la constante révolution du journalisme : la création de l’Agence d’Information.


Après Charles Havas, dans ce domaine qu’il avait conquis, tout était en place pour toujours - du moins pour un aussi long temps que l’Agence d’Information traiterait la nouvelle écrite : les grandes formes dessinées par lui n’auraient plus qu’à recueillir les brûlantes coulées de l’information ; la matière, les méthodes, pourraient à l’infini se modifier et se succéder.

L’essentiel était acquis, l’innovation était accomplie. Et pas seulement dans le domaine matériel : André Siegfried, dans la belle préface qu’il avait voulu donner au livre consacré par notre collaborateur Pierre Frédérix à l’Agence, sous le titre « De l’Agence Havas à l’Agence France-Presse - Un siècle de chasse aux nouvelles » [1], André Siegfried écrivait : « Les fondateurs de l’Agence Havas, cette famille de génie latin, ont tout de suite compris ce qu’il y avait de particulier, d’original dans le service qu’ils entreprenaient de fournir. Ce qu’ils se proposaient de livrer aux journaux, c’était sous la forme de la dépêche Havas, l’Information considérée comme une sorte de matière première que chaque rédaction utiliserait à son gré. Il y avait là une première découverte, qui n’était que l’application à la presse d’une vérité de rendement et de division du travail, s’imposant du reste à l’industrie tout entière. Le coup de génie essentiel de Charles Havas fut cependant de comprendre que cette matière première, qu’il recueillait dans le monde, devait être traitée comme telle, c’est-à-dire objectivement, et, dans une certaine mesure, industriellement. C’était l’équivalent d’une fourniture comportant l’honnêteté commerciale d’une livraison correctement effectuée. Cela signifiait que l’Agence devait faire preuve de moralité professionnelle, se défendre contre les tentations du métier, contre la “sensation”, contre la passion politique... ».

On ne saurait mieux dire, et chacun des termes de l’analyse d’André Siegfried correspond, en effet, à l’un des éléments de la formule qui encore aujourd’hui, commande la réaction de notre Maison. Cela, bien sûr, ne veut pas dire (je fais allusion au côté « définitif », dont je parlais tout à l’heure, de l’œuvre accomplie par Charles Havas), cela ne veut pas dire que l’Agence Havas resta figée sur ses positions durant les soixante-dix années qui suivirent la disparition du fondateur et qui précédèrent le changement d’appellation et de formule, survenu en 1944. 

A mesure qu’elles apparaissaient, les grandes inventions techniques de la fin du XIXe siècle, dont la presse pouvait tirer profit, donnaient, chaque fois, un nouvel essor à l’entreprise de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Tantôt, c’était la mise en route des premières rotatives de Marinoni qui soudain permettaient aux journaux d’étendre immensément leur clientèle et de consacrer une place de plus en plus grande aux informations générales. Tantôt, c’était la découverte du téléphone qui venait améliorer et accélérer les communications lointaines. La loi de 1881, consacrant la liberté totale de la Presse, élargissait encore le champ d’action de l’Agence, tandis que l’apparition dans la Presse parisienne des mises en page à gros titres pour faire valoir l’événement ou le fait divers, la sollicitait d’intensifier et de diversifier toujours davantage sa production, tout en l’obligeant à modifier ou à réviser les méthodes de travail, les conditions du « métier » de ses collaborateurs.
 

Ceux-ci, dont la plus grande partie opère depuis 1880, place de la Bourse, là-même où nous sommes encore installés aujourd’hui, commencent à se compter par centaines. Alors qu’en 1850 l’ensemble du service quotidien Havas tenait tout entier dans trois grandes feuilles lithographiées à quatre colonnes, en 1911, le service Havas, à destination des seuls clients de l’Amérique du Sud, est d’environ 50.000 mots par mois. Depuis longtemps déjà d’autres grandes agences internationales ont été créées aux États-Unis : Associated Press, United Press, International News Service. Vis-à-vis d’elles comme vis-à-vis de Reuter, larges accords, partage du monde ou concurrence donnent la mesure de l’autorité et de l’importance de la doyenne de toutes. Le prestige et la puissance de l’Agence Havas sont désormais mondialement établis.


Mais c’est l’entre-deux guerres et plus précisément les années de 1934 à 1939 qui - malgré d’assez graves difficultés intérieures, à la fois financières et politiques - constituent la période du plus grand développement de l’Agence Havas, Agence d’information internationale. A cette époque une impulsion nouvelle l’anime toute entière. On la voit accroître à travers le monde ses postes de production et de distribution, renforcer ses avantages déjà traditionnels et tenter de conquérir des positions nouvelles... 


C’est au milieu de cet effort et de cette réussite, fruit des travaux de quatre générations de journalistes et d’administrateurs, que la saisissent la guerre et la défaite. A l’image de la France dont elle partage le destin, la voilà déchirée, divisée, menacée, pourtant survivante. Elle survit même si bien que, rassemblant ses rameaux, le vieil arbre se dresse de nouveau place de la Bourse. Devenue par ordonnance « Agence France-Presse », l’Agence s’élance de nouveau dès le mois de septembre 1944 pour remplir sa mission essentielle : sa mission 
d’information.
 

Les temps sont changés. Trois solutions pouvaient être imaginées pour lui donner son nouveau départ : on revenait au passé, l’Agence, entreprise privée, partiellement financée par la publicité, renaissait de ses cendres. On innovait, en fondant, avec la presse nationale, une Agence de type coopératif, comme cela se pratique aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Enfin, on pouvait créer une Agence, soumise en fait à la tutelle, pour ne pas dire au contrôle, gouvernementale. C’est cette solution qui remporta en septembre 1944. L’Agence France-Presse, anciennement Havas, devient donc établissement public ; dotée d’une subvention d’équilibre officielle, elle dépend de l’État dans la mesure, en particulier, où son Directeur général est désormais nommé par le gouvernement. L’ordonnance qui la crée sous cette forme nouvelle et qui la définit, prévoit pourtant qu’il conviendra de lui donner, le plus tôt possible, un autre statut, puisque celui-ci est réputé « provisoire ». [2]
 

On a pu regretter qu’à son origine légale, l’Agence France-Presse, anciennement Agence Havas, ait ainsi, dans sa forme, prêté le flanc à la critique et que cette forme lui ait fait courir le risque de se voir accusée d’être une « Agence d’État » ou « gouvernementale ». II est vrai qu’elle en a été accusée ; qu’elle en a souvent pâti ; et que si sa forme n’avait point été finalement changée elle en eût, très vite, pâti plus encore, au point, sans doute, de périr.


Mais il serait injuste, me semble-t-il, de s’en tenir là pour juger de l’affaire. Le grand pas accompli depuis, nous met d’ailleurs à l’aise pour parler du passé avec sérénité. De fait, les défenseurs de la solution de 1944 pouvaient avancer de bons arguments, fournir de justes explications. Ils pouvaient dire, par exemple : « Agence gouvernementale ? Peut-être, mais dans les circonstances, que pouvait-on faire d’autre qui permit de parer au plus pressé, de réaliser le plus urgent, c’est-à-dire : la remise en marche immédiate de la doyenne des Agences d’information, dans un monde où l’on est prompt à prendre la place des absents ». Ils pouvaient dire encore : « le choix était posé de la façon suivante : ou l’on recourrait à la forme étatique ou semi-étatique de l’organisme subventionné, ou faute de moyens, on renonçait purement et simplement et l’Agence disparaissait dans l’abîme de la guerre et de ses suites ». Les défenseurs de la solution de 1944 pouvaient ajouter : « Un grand nombre de pays étrangers ont passé sans hésiter sur le désagrément de traiter avec une Agence dite “d’État” et ont utilisé volontiers les services de l’Agence française nouvelle manière ». 


Quant à moi, j’ajouterai que, même taxée de dépendante vis-à-vis de l’État, accusée d’être « officielle », une agence peut encore apporter à l’exercice de sa mission une honnêteté et une compétence professionnelle qui tendent à compenser les inconvénients ou la tare de sa situation. Je n’ai pas besoin, et surtout pas devant vous, Messieurs, de préciser que ce fut largement le cas de l’Agence France-Presse et de ses collaborateurs au cours des dix années qui s’écoulèrent avant qu’elle pût obtenir d’un vote du Parlement son Statut d’Indépendance. Au vrai, il semble que l’on puisse au moins dire que si la solution de 1944 se révéla stratégiquement funeste, elle fut, sans doute, à l’origine tactiquement nécessaire.
 

Comment en effet se présentait le monde en 1944 ? Comment évolua-t-il par la suite, si l’on retient de la conjoncture que les éléments concernant les Agences internationales d’information ? 


Bien, pour les Agences étrangères, concurrentes de la nôtre. Moins bien, pour l’Agence française. Les premières (et je pense surtout aux américaines) non seulement n’avaient pas cessé de fonctionner normalement pendant toute la durée de la guerre, mais encore, voyaient au lendemain du conflit s’ouvrir, dans les conditions les plus favorables pour elles, les marchés des pays défaits et occupés. Leur puissance technique et financière qui n’avait subi aucune éclipse du fait des hostilités était en pleine ascension ; la presse nationale dont elles vivaient essentiellement était prospère et comptait quelque 1.500 à 2.000 journaux, en regard des 120 ou 140, en tout et pour tout, qui constituaient la presse nationale française, Paris et Province. En plus de ce handicap écrasant et qui a été constamment à la racine même du problème financier de l’Agence française, celle-ci sortait diminuée de la guerre. A tout le moins pouvait-on dire qu’il lui fallait remonter une pente difficile. Elle le fit rapidement.

D’année en année, la lutte se montrait plus rude et plus serré entre les grandes Agences d’information mondiales appartenant toutes - les américaines, la britannique et la française - au monde occidental. Cependant c’était le temps de la grande concurrence, on ne s’entendait plus pour partager le monde, on semblait vouloir à soi-seul le conquérir. Certes, notre Agence bénéficiait-elle, çà et là, de n’être ni américaine ni britannique, en un temps où les peuples et les nations supportaient de plus en plus mal l’influence des « grands » de l’Ouest. Mais simultanément, la concurrence aidant, et bien que celle-ci fut au reste cordiale et parfois sportive, certains s’étonnaient secrètement de voir la France bénéficier du la puissance que donne une Agence d’information mondiale et dont les plus forts éprouvent peut-être l’obscure tentation de penser qu’ils devraient seuls en avoir l’apanage. Aussi fallait-il, de toute nécessité, que l’Agence française soutint le combat sans qu’aucune pièce ne manquât à son armure : il en allait de sa fortune et sans doute de son existence.

Les critiques dont nous étions alors l’objet s’inspiraient toutes de notre Constitution : nous étions « l’Agence gouvernementale » ; « l’Agence d’État comme l’Agence Tass » ; « l’Agence officielle », ou parfois « l’Agence semi-officielle », quand le censeur se voulait généreux.

Il est vrai que par ailleurs « l’Agence France-Presse » était impeccable et que ses journalistes, par leur talent, leur conscience professionnelle, leur effort d’objectivité et leur attachement au fait montraient que, sur ce terrain la vieille maison n’avait pas dégénéré, qu’elle n’avait rien perdu de sa vigueur ni de sa personnalité. Encore importait-il que cette qualité, que personne ne pouvait mettre en doute, ne fût point, définitivement compromise par un défaut de constitution. C’est alors que fut posée, en 1954, et, pour la première fois, avec de sérieuses chances de succès, la question de savoir si on allait enfin s’efforcer de faire entrer dans les faits la promesse implicitement contenue dans l’ordonnance de septembre 1944 portant création de l’Agence France-Presse sous une forme « provisoire ». 

Comme cela arrive en France, ce provisoire-là durait depuis dix ans. Les deux principaux atouts que possédaient ceux qui s’attachèrent alors à cette transformation tenaient, l’un, au fait que les critiques dont nous parlions tout à l’heure commençaient d’inquiéter gravement parmi les responsables, ceux qui avaient la claire notion objective du rôle et de l’Importance de l’Agence, l’autre, au fait que, depuis dix ans, la jeune presse née de la Libération, avait dépassé le stade des premières armes, qu’elle avait résolu ses problèmes et que rien n’empêchait plus, désormais, qu’on la considérât comme le support naturel d’une éventuelle agence d’information, de type coopératif, se substituant à l’agence de type étatique, qui avait fonctionné jusque-là.

Je passe. Messieurs, sur le détail des péripéties qui, durant 25 ou 30 mois, furent celles de la gestation du nouveau statut. J’en arrive à l’énoncé du fait capital et nouveau : Au 1er Janvier 1957, l’Agence France-Presse devenait indépendante, au même titre que l’Agence américaine Associated Press ou l’Agence britannique Reuter. En un moment de l’Histoire où les États préféraient d’ordinaire se déployer plutôt que se contenir, le Parlement français, ses deux Chambres unanimes, à la demande du gouvernement, renonçaient à l’emprise, même relative, de l’État sur l’Agence d’information française. 

Désormais, celle-ci avait à sa tête un Conseil d’administration, composé des représentants de tous ses clients français publics et privés, mais, en majorité, des représentants de la presse nationale. C’est ce Conseil d’administration qui, sans autre souci ni considération que la bonne marche de l’entreprise, allait seul et souverainement, élire le président-directeur général de l’Agence. A la notion de « subvention » se substituait celle de « convention » et encore celle-ci portait-elle sur des services professionnels effectivement rendus par l’Agence à ses clients du secteur public.
Une garantie complémentaire était donnée à l’Agence à qui son nouveau statut d’indépendance imposait trois obligations fondamentales, sa charte, en quelque sorte. Cette garantie complémentaire tenait en la création au sommet de l’Agence, d’un Conseil supérieur composé de membres élus, chargé de veiller avec une autorité absolue sur l’application rigoureuse des trois obligations fondamentales que voici :

  1. « l’Agence France-Presse ne peut en aucune circonstance tenir compte d’influences ou de considérations de nature à compromettre l’exactitude ou l’objectivité de l’information ; elle ne doit, en aucune circonstance, passer sous le contrôle de droit ou de fait d’un groupement idéologique, politique ou économique ;
  2. l’Agence France-Presse doit, dans toute la mesure de ses ressources, développer son action et parfaire son organisation en vue de donner aux usagers français et étrangers, de façon régulière et sans interruption, une information exacte, impartiale et digne de confiance ;
  3. l’Agence France-Presse doit dans toute la mesure de ses ressourcés assurer l’existence d’un réseau d’établissements lui conférant le caractère d’un organisme d’information à rayonnement mondial ».  [3]

Aucune autre Agence du monde libre, ni a fortiori de l’autre, ne possède un tel Conseil, garantissant à ce point à ses usagers l’exactitude et l’objectivité de ses informations en même temps que la constante indépendance de sa démarche.
 

Ainsi, Messieurs, s’était opérée une transformation complète qui constitue bien, me semble-t-il, une contribution exceptionnelle à la liberté de l’information. Le fait que l’événement se soit produit en France, à contre-courant d’un mouvement étatique et autoritaire, ne saurait laisser Indifférent. Il est propre à inspirer de la fierté à nous tous qui croyons à la suprématie de la liberté de penser et d’informer et qui savons qu’aux yeux du monde l’exacte mission de la France, dans ce domaine, s’est toujours reconnue à des traits de cette sorte. Ceux qui ont préféré sauver l’instrument en s’en dessaisissant plutôt que le rendre peu à peu caduc en le gardant, ont fait preuve de sagesse, comme leurs successeurs le font de clairvoyance en continuant de suivre la voie ainsi ouverte.


En effet, cet instrument de rayonnement, le véritable attribut de souveraineté qu’il constitue pour notre pays, sont d’autant plus efficaces et réels que cet instrument, cet attribut de souveraineté, demeurent plus strictement conformes à leur nature. En retour, le service national effectif qu’ils rendent ainsi décuple ses effets et étend sa portée. Nous l’avons bien vu, dès les premiers mois qui suivirent la mise en vigueur du statut.

J’en viens à présent, Messieurs, au dernier point de ma lecture, en m’excusant d’avoir déjà retenu si longtemps votre attention. Il s’agit de la conclusion dans laquelle, vous disais-je tout à l’heure, je vous présenterais un « tableau à grands traits » de l’activité et du rayonnement de l’Agence dans le monde. Je vais le faire sans complaisance. Mais vous découvrirez à mesure que défileront devant vous, dans leur sécheresse et leur netteté, les chiffres de toutes sortes par quoi se mesurent notre effort et nos accomplissements, vous découvrirez l’ampleur surprenante de notre entreprise et les raisons pour lesquelles on peut dire sans exagération qu’une Agence d’information mondiale donne au pays qui la possède un incomparable instrument.
 

Vous jugerez aussi, je suis sûr, que cette « contribution de la France à la liberté de l’information » dont j’avais l’honneur de vous entretenir iI y a un instant, a été, du même coup, une contribution de la France à sa légitime présence dans les vastes courants de l’information qui, quotidiennement, irriguent les opinions publiques mondiales... 


Alors qu’au plus fort de son activité d’avant-guerre l’Agence ne comptait que 1.200 collaborateurs, elle en compte aujourd’hui 2.000 - voire près de 2.500 si l’on y fait entrer l’ensemble de ses correspondants locaux. Ce grand corps de journalistes, de techniciens, d’administrateurs, détermine – dans une maison, par ailleurs, demeurée artisanale, en dépit de l’ampleur et de l’originalité de ses techniques et de ses moyens de télécommunications – détermine dis-je un vaste mouvement perpétuel de production et de diffusion de nouvelles qui venues de tous les points du globe vers Paris, repartent instantanément, de Paris, vers tous les points du globe. Encore faut-il ajouter à ce tableau les deux grands centres interrégionaux situés - l’un à Singapour, pour le Sud-Est-Asiatique et pour l’Extrême-Orient - l’autre à Lima, pour le Continent américain latin, qui collectent et diffusent les nouvelles propres aux deux régions du globe intéressées. Encore faut-il ne pas négliger l’apport de nos services d’écoutes, installés à Paris, Beyrouth et Hong-Kong, qui peuvent assurer sans interruption des écoutes en 16 langues et qui le font, effectivement, tous les jours, en 6 langues. 


Ce flot de nouvelles représente une production quotidienne originale de plus de 100.000 mots qui constituent en somme la « matière première » de nos grands services en français, en anglais, en allemand, en espagnol, en portugais, dont l’ensemble atteint environ un demi-million de mots par jour. Ces nouvelles proviennent à Paris des 125 pays et territoires dans lesquels l’Agence France-Presse possède un centre de production d’informations. Elles sont aussitôt dirigées sur les 90 pays et territoires dans lesquels l’Agence France-Presse compte des clients utilisateurs de son service. Celui-ci est acheminé par téléscripteurs télégraphiques ou par radio-téléscripteurs (ce merveilleux instrument que, dès 1950, l’Agence France-Presse a été la première de toutes les Agences mondiales à utiliser pour des liaisons lointaines - et qui permet au mot frappé à Paris, sur le clavier, d’être instantanément reproduit à New York, Buenos-Aires ou à Pékin).

Nos liaisons à grandes distances par câbles télégraphiques représentent 12.000 km de circuit disponibles, dans les deux sens, 24 heures sur 24, pour les besoins de l’Agence France-Presse. Sur le territoire même de la Métropole 25.000 k. de liaisons sont utilisés pour nos clients. L’ensemble de nos liaisons par radio ou radio-téléscripteurs diffusent en ce moment 350.000 mots toutes les 24 heures. Nos émetteurs radio sont en route plus de 75.000 heures par an, ce qui représente 250 heures par jour ouvrable.
 

Que dire encore ? L’Agence France-Presse distribue, chaque jour, à travers le monde, son service de nouvelles directement à 418 quotidiens et à 117 postes de radio, mais, en même temps, elle le distribue à 40 Agences d’information nationales qui représentent 11.356 journaux, 97 postes de radio et 30 postes de télévision. Les pays quotidiennement atteints par la diffusion de nos nouvelles représentent une population de plus de deux milliards d’êtres humains.

Et maintenant, Messieurs, si vous le voulez bien, imaginez un instant la tâche de ces quelque 2.000 journalistes et techniciens qui « sont » notre Maison. Considérez les impératifs originaux de ce métier particulier qu’est le métier de « journaliste d’Agence ». Ce que notre clientèle attend de nous relève aussi bien du diplomatique, de l’économique, du politique, du religieux, que du sport et du fait divers.

Notre champ d’action voit reculer sans cesse ses limites. En ce moment où je vous parle, nos journalistes spécialistes des sciences, s’attachent à faire pour d’innombrables lecteurs ou auditeurs, le point des applications de l’énergie nucléaire ou de la recherche spatiale ; un de nos collaborateurs médecin, se prépare, par une dépêche à attirer la curiosité du monde sur de nouvelles méthodes thérapeutiques ; le spécialiste de l’Institut de France, lui-même, non loin de nous, rédige déjà l’information faisant état de vos travaux.

La rapidité est notre première règle : c’est souvent d’une fraction de minute que dépend la reproduction de nos nouvelles. L’information peut apparaître à n’importe quel instant du jour et de la nuit ; nos journalistes doivent se tenir perpétuellement sur le qui-vive, lancer le « flash » à la seconde, rédiger les développements dans les minutes qui suivent, et tout cela - anonymement, car à l’Agence on ne signe pas - au second degré, puisque les journaux feront ce qu’Ils voudront de nos dépêches - en faisant abstraction des opinions ou préférences personnelles - objectivement - complètement.

Si l’on veut bien se rappeler, en outre, que, dans la plupart des cas, notre chef de poste, en même temps qu’il doit être le journaliste avisé et prompt que je viens de dire, est aussi obligé de se montrer le commerçant habile à négocier les contrats et entretenir de bons rapports avec une clientèle infiniment variée- et je ne dis rien de son rôle de représentation - on comprendra, sans peine, qu’il s’agit ici d’un métier difficile pour l’accomplissement duquel il faut une particulière maîtrise et une originale formation.

Je vous remercie. Messieurs, de l’honneur que vous m’avez fait, en m’autorisant à vous en parler et à vous communiquer ces quelques précisions sur l’Agence France-Presse, anciennement « Agence Havas ».

Jean MARIN, 
Président-Directeur Général 
de l’Agence France-Presse.
 
OBSERVATIONS 
présentées à la suite de la communication 
de M. Jean MARIN


M. Georges DUHAMEL - M. Marin a eu la bonté de rappeler que j’avais applaudi à son entrée à l’Agence France-Presse, exprimant à cette occasion le soulagement que j’éprouvais de savoir cet organisme entre ses mains. Il n’a pas fait allusion à un organisme actuellement à ses débuts, je veux dire l’Association nationale des attachés de presse. Cette Association, nationale actuellement, envisage de devenir internationale. Son but est de placer, dans tous les grands centres d’Information un attaché de presse qui donnera des avis et des renseignements sur l’activité du centre où il est placé, jouant ainsi le rôle dévolu aux journalistes accrédités auprès de l’Institut qui sont pour nous des attachés de presse. Je fais des vœux pour que cette association fasse bon ménage avec l’Agence France-Presse en vue de donner au monde une information capable d’attirer le public et de l’amener jusqu’à la naissance. L’information n’est en effet, que le prélude à la connaissance et doit engager le public à voir et à regarder. 
Puisque M. Marin a fait allusion au rôle des pigeons voyageurs, aux débuts de l’Agence Havas, je saisis l’occasion de faire remarquer que, depuis une quinzaine de jours, l’Académie de Médecine que J’ai l’honneur de présider cette année, envisage la suppression des pigeons, non seulement en raison de la dégradation des monuments, mais surtout à cause des maladies dont ils transportent les germes. 

M. Gabriel PUAUX. - Au cours de la guerre 1914-1918 j’ai eu certaines responsabilités dans les relations entre le ministère des Affaires étrangères et la Presse. J’ai été heureux de constater les progrès accomplis depuis lors et de pouvoir, grâce à M. Marin, établir des comparaisons entre le service télégraphique dont nous disposions autrefois et les moyens modernes de transmission des nouvelles. Havas, qui n’était pas la seule agence à distribuer des nouvelles, avait conclu avec différentes agences anglo-saxonnes, certains accords. Je voudrais demander à M. Marin s’il existe encore de tels accords notamment si les agences ont procédé entre elles à une répartition géographique. Y a-t-il des pays où l’Agence France-Presse ait en quelque sorte chasse gardée et quels sont ces pays où elle aurait un monopole et où l’Information aurait, par conséquent, un caractère uniquement français ? 

M. Jacques RUEFF - J’ai pu constater partout à l’étranger le zèle, la compétence et le dévouement des représentants de l’Agence France-Presse. 
M. Duhamel a soulevé tout à l’heure une question délicate. L’Information, a-t-il dit, doit être le prélude à la connaissance. Je me demande s’Il y a vraiment une liberté de la connaissance. Celle-ci implique, en effet, un départ entre la vérité et l’erreur. J’ai souvent déploré l’absence d’une presse d’opinion dans notre pays qui aiderait le public à faire ce départ, et je voudrais demander à M. Marin dans quel sens iI envisage une solution à ce problème. 
Prenons un exemple. Je lis L’Economist, journal d’informations économiques anglais, qui diffuse des informations dont l’action sur l’opinion est profonde. Ce sont des informations choisies. L’action de ce journal n’est donc pas purement objective ; mais il en résulte qu’il existe, en Angleterre, une opinion économique. En France, au contraire, l’économie est sujet à de nombreuses critiques qui, pour la plupart, proviennent d’une absence d’informations, du silence sur ces questions, dû le plus souvent à la simple négligence. La présence d’une presse d’opinion, dans le cas présent d’une presse économique, serait nécessaire pour réagir devant cet état de faits. Mais alors comment concilier les devoirs de la liberté et de l’objectivité de l’Information avec cette dose d’une objectivité supérieure qui amène à la connaissance ? 

RÉPONSE DE M. JEAN MARIN 
M. Duhamel disait tout à l’heure que les pigeons voyageurs sont un moyen dépassé de transmission des informations. Puisqu’il en a parlé, je me permettrai toutefois de préciser qu’au Japon, où existe une presse très puissante et très riche, dont les tirages atteignent parfois 6 ou 7 millions d’exemplaires par jour, les journaux disposent de véritables flottes aériennes mais en même temps d’un très important pigeonnier dont les pensionnaires assurent la liaison entre Tokyo et la multitude de petites îles de l’archipel nippon.

M. Puaux a demandé s’il existe des accords de répartition entre les grandes agences Internationales d’informations. De tels accords ont existé avant-guerre : ainsi l’Agence Havas avait les mains libres en Amérique du Sud et dans les territoires d’outre-mer de la France. Les agences anglaises et américaines avaient d’autres terrains qui leur étaient exclusivement réservés. La guerre a modifié tout cela. Il n’existe plus aujourd’hui aucun accord, pas même entre les deux agences américaines. Nous sommes, bon gré mal gré, pour le moment, au temps de la grande concurrence. 
M. Rueff a posé le problème de la presse d’opinion surtout en matière d’économie. Je dois avouer que la solution du problème nous échappe.
Nous, Agence France-Presse, nous fournissons de la matière qui permettra aux journalistes de faire leurs articles, mais nous ne pouvons pas aller plus loin. Il appartient aux gens du milieu professionnel de manifester leur opinion. C’est à la presse elle-même qu’il appartient de choisir les informations nécessaires pour aider l’économie. Le problème relève de l’attitude de la presse spécialisée qui utilise nos documents. 

Séance du 29 février 1960


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