"Le Statut de la Liberté" : comment la loi sur le statut de l’AFP fut adoptée en 1956

, par Admin

Nous publions un chapitre du livre de Jean Huteau et Bernard Ullmann qui explique comment le statut actuel fut adopté en 1956. Rien à voir avec la situation actuelle, caractérisée par la polarisation et la controverse autour du nouveau projet.

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Un extrait du livre "AFP, une histoire de l’agence France-Presse, 1944-1990"
de Jean Huteau et Bernard Ullmann.
Editions Robert Laffont, 1992
ISBN 2-221-05883-6

Avec les remerciements des syndicats de l’AFP aux éditions Robert Laffont qui ont accordé l’autorisation de reproduction des pages 137 à 156)

III

LE STATUT DE LA LIBERTÉ

1.

L’INTÉRÊT ET LA VERTU

Dans la soirée du samedi 25 septembre 1954, sur un quai de la gare de Lyon, des ministres et quelques familiers prennent congé du président du Conseil Pierre Mendès France qui se rend à Strasbourg pour les affaires de l’Europe. Le chef du gouvernement voyage dans une Micheline aménagée où il peut travailler et dormir.
Mendès fait signe à Jean Marin, chargé, dans le cabinet de François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, des relations avec la presse. On laisse les deux hommes en tête à tête. Les liens qui se sont tissés entre eux remontent à l’époque où, à Londres, Mendès, pilote de bombardier de la France libre, logeait entre deux missions à l’hôtel Mont-Royal, près de Hyde Park. Il lui arrivait de survoler la France. Au journaliste Jean Marin, il devait, un jour, confier son émotion d’avoir vu des paysans français juchés sur des charrettes agiter des gerbes au passage à basse altitude des avions à cocarde tricolore. Une nuit, alors que le pilote se reposait au retour d’une mission, Marin l’avait réveillé pour lui annoncer qu’il venait d’être nommé membre du Comité national de libération par le général de Gaulle.
Quelques années plus tard, en ce jour de septembre 1954, sur le marchepied de la Micheline prête à partir, le chef du gouvernement annonce à Marin son intention de le nommer directeur général de France-Presse au prochain Conseil des ministres.
Ce n’est pas tout à fait une surprise, François Mitterrand a conseillé à Pierre Mendès France de doter l’AFP d’un statut d’indépendance. Il a pensé à Jean Marin pour mener à bien cette tâche. Celui-ci souhaite que les choses soient claires.
- Vous devez le savoir, dit-il au président du Conseil, que j’éprouverai un grand honneur de cette nomination mais qu’elle signifiera que vous mettez en place quelqu’un qui veut rompre avec l’état actuel de l’agence France-Presse, couper le cordon ombilical avec l’Etat et le gouvernement et en faire un organisme de communication indépendant.
- Je sais et j’approuve.

28 septembre. Au ministère de l’Intérieur, Jean Marin et Georges Dayan, chef de cabinet de François Mitterrrand, attendent les décisions du Conseil des ministres. Georges Roche, journaliste au service parlementaire de l’AFP, passe par là. François Mitterrand, qui n’a eu qu’à traverser la place Beauvau pour revenir de l’Elysée, salue Jean Marin :
  Bonjour, monsieur le directeur général !

Roche est le premier journaliste de l’agence à féliciter son nouveau patron.
La veille, Maurice Nègre a été avisé de l’intention du gouvernement de mettre fin à ses fonctions. Le soir même, Mendès France, en visite à Londres, signe le décret de nomination d’Yves Morvan, dit Jean Marin, ainsi que celui qui révoque Maurice Nègre. Celui-ci, soutenant qu’il n’a pas eu le temps de prendre connaissance de son dossier, va à nouveau contester la mesure devant le Conseil d’Etat.(1)
A l’agence, l’atmosphère est tendue lorsque Jean Marin en franchit la porte. La conférence quotidienne de rédaction se tient alors, à 11 heures, au premier étage, dans le bureau des secrétaires du directeur général où les huissiers installent des chaises pliantes. Ce matin, elles ne sont pas assez nombreuses pour les dignitaires de la maison, chefs de service et adjoints. Certains restent debout.
Jean Marin ne connaît personne, exception faite du directeur de l’information, Fernand Moulier, compagnon de guerre à Londres, et de Jean Lagrange, côtoyé dans la capitale britannique avant la guerre. Le nouveau directeur général, malgré sa haute stature, se sent solitaire devant le groupe de professionnels assemblés dans cette petite pièce.
Maurice Nègre, visiblement effondré, prononce quelques mots et n’évite pas la petite phrase perfide, en présentant son successeur :
- M. Jean Marin qui, ces jours derniers encore, était membre du cabinet du ministre de l’Intérieur…
Il s’éclipse mais n’abandonnera son bureau que tard dans la soirée sans procéder à une véritable passation de pouvoirs.
Resté seul devant les chefs de service, Jean Marin leur déclare :
- Je ne viens pas ici pour y rétablir la liberté car je suis sûr que le corps professionnel de l’AFP l’a toujours maintenue, mais je viens ici, en plein accord avec ceux qui me nomment, pour que l’AFP devienne indépendante.
Marin sait que l’agence pense toujours au récent limogeage de Gustave Aucouturier et de Georges Bitar sur instructions du précédent gouvernement. Il a rencontré des gens comme Claude Roussel, lui-même victime de l’arbitraire et qui a préféré quitter la maison.
Que les journalistes de L’AFP se plaignent d’être en butte aux excès d’un pouvoir mal exercé ou aux remontrances de tel ministre, cela court dans tout Paris. «  Le personnel, écrit Paul-Louis Bret dans Réforme (30 octobre 1954), est inquiet… l’instabilité consécutive aux incidents politiques et aux changements de gouvernements affecte tous les collaborateurs. » Les cabinets de la IVème république ne se gênent pas pour intervenir. «  Les fusibles c’est nous ! » pensent les responsables de la rédaction en chef et du secrétariat de la rédaction.
Pour Jean Marin, la «  plaie secrète » de l’AFP, c’est que des journalistes qui remplissent correctement leur tâche se sentent constamment menacés.
- Désormais, vous saurez que, chaque fois que vous serez critiqués après avoir accompli normalement votre devoir de journaliste, vous ne serez jamais poursuivis de quelque vindicte que ce soit. Votre directeur général prendra sur lui d’assumer la responsabilité de ce pour quoi vous étiez dénoncés par un pouvoir excessif. C’est un engagement que je prends. A une réserve près : qu’il n’y ait pas de défaillance dans la pratique de notre métier. Si vous vous mettez dans le cas où vous auriez renoncé à l’objectivité fondamentalement nécessaire, je ne vous laisserai pas tomber, mais peut-être aurons-nous une conversation où je vous dirai : vous n’avez pas bien fait votre métier. Je vous ai dit à quelle fin ma nomination a été faite. Maintenant, au travail.
- Une bonne partie de l’assistance, devant un discours si différent de ce qu’elle a entendu jusqu’ici, est séduite. Marin donne la parole aux chefs de service en commençant par le service politique, le service diplomatique. A eux de relater leurs activités d’hier, les succès, les échecs et ce qu’ils prévoient pour la journée.(2)
Cette grand-messe qu’est la conférence du matin, Jean Marin la présidera pendant plus de vingt ans, laissant rarement ce soin à ses collaborateurs. Passionné par les événements qui façonnent quotidiennement l’histoire, mais aussi par le détail humain ou drôle, il excelle à brosser un tableau d’ensemble, à faire ressortir l’anecdote et le mot révélateur.
C’est un grand professionnel. Au micro de la BBC, pendant près de quatre années de guerre, il a dû quotidiennement suivre l’actualité, la présenter, réagir à chaud, souvent plusieurs fois par jour, à 13 heures ou à 21 h 30, investi de l’énorme responsabilité d’apporter à la France une information libre. C’est au fond ce métier-là qu’il retrouve à l’agence.
De l’usage quotidien du micro, il a appris l’art de dire, de souligner. Il aimera également, bien sûr, briller, et parfois piéger le chef de service défaillant ou moins bien informé que lui. Mais il prendra toujours lui-même le pouls de l’agence et du monde avec la même acuité et la même curiosité, le même évident plaisir aussi, tous les matins à 10 heures, jusqu’à son départ. Avec lui, l’AFP ne peut douter de sa raison d’exister, l’information avant tout.
Jean Marin a quarante-cinq ans quand il prend la barre à l’AFP. Il domine le plus souvent ses interlocuteurs du haut de son mètre quatre-vingt-quatorze. La légende voudrait que de Gaulle lui en ait voulu d’avoir la même taille que lui. Né à Douarnenez, le 24 février 1909, Yves Morvan étudie au collège Saint-Sauveur de Redon, obtient un diplôme de l’école coloniale du Havre avant d’étudier les lettres et le droit à Paris.
S’il regarde du côté de l’Action française, c’est pour s’en éloigner bientôt. Il est choqué par la montée des fascismes, la réoccupation de la Rhénanie, les guerres d’Abyssinie et d’Espagne. Georges Bernanos et ses Grands Cimetières sous la lune l’influenceront dans son combat pour la liberté.
A vingt-quatre ans, le jeune Morvan fait ses débuts dans la presse : quelques reportages ramenés d’un voyage en Scandinavie pour Le Petit Journal et Paris-Midi, des articles pour les pages littéraires de L’Intransigeant. Jacques de Marcillac, directeur du Journal, parie sur le jeune journaliste, l’envoie en Ethiopie comme correspondant de guerre et, au retour, lui confie le bureau du Journal à Londres avec le titre, utilisé pour la première fois, d’envoyé spécial permanent. Dans la capitale de la première puissance mondiale, alors que la guerre devient inévitable, le jeune homme occupe un poste que l’on pourrait croire réservé aux vétérans. Il traverse l’Atlantique pour interviewer Roosevelt, voit Chamberlain s’envoler pour Munich.
Quand le conflit éclate, Yves Morvan, mobilisé et affecté au bureau d’Havas à Londres par Paul-Louis Bret, chef de la mission française à l’information, redevient correspondant de guerre dans la marine et l’aviation.
En juin 1940, il rallie la France libre dès la première heure et, toujours à la demande de Bret, fait partie de l’équipe rassemblée par la BBC pour ses émissions en français. Il prend alors le pseudonyme de Jean Marin et c’est lui qui baptise «  Les Français parlent aux Français » l’émission qu’il va animer avec Pierre Bourdan, Jacques Duchesne, Pierre Oberlé, tandis que Maurice Schumann sera le porte-parole de la France libre.
En septembre1944, Jean Marin rejoint la 21ème flottille de vedettes basée à Dartmouth dont les opérations le conduisent parfois à quelques encablures des côtes de Bretagne. Pendant la nuit du 23 février 1944, sa vedette croise celle qui ramène en France le capitaine Morland, nom de résistance de François Mitterrand qu’il ne connaît pas encore.
Après le débarquement, Jean Marin retourne à l’information avec la mission de liaison administrative du colonel Hettier de Boislambert. Le 23 août 1944, il entre dans Paris.
Il collabore avec Maurice Schumann à la radio française renaissante puis fonde le quotidien Les Nouvelles du matin.
Tenté par la politique, il adhère à l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), groupe de centre gauche dont il deviendra vice-président et où se retrouvent Pierre Bourdan et René Pleven, anciens de Londres, et François Mitterrand avec qui Marin se lie d’amitié. De 1945 à 1952, il est élu conseiller municipal de Paris et vice-président de ce conseil.
Mais il ne s’éloigne pas de l’information : chef du service de presse de la conférence de la paix en 1946, auteur de documentaires : La Bataille de l’eau lourde, Sur les pas de Leclerc, Autant en emporte l’histoire, membre, pendant trois ans, de la délégation française à l’Assemblée générale de l’ONU. Le Quai d’Orsay l’envoie étudier au Japon la reprise des relations culturelles.
Quand François Mitterrand est chargé du secrétariat aux Affaires européennes, il confie à Jean Marin ses relations avec la presse. En 1954, André Bettencourt, nommé au secrétariat à l’Information, propose à Marin la direction de son cabinet, mais l’ancien animateur des «  Français parlent aux Français » préfère ses fonctions bénévoles auprès de Mitterrand maintenant ministre de l’Intérieur.
Quelques mois plus tard, appelé à prendre en main l’AFP en crise, il renoue avec sa véritable vocation, la communication. «  Toujours exigeant, selon le portrait tracé par Jean Mauriac, toujours rempli d’une autorité qu’il teinte parfois d’autoritarisme, remplaçant de temps en temps la discussion par des répliques cinglantes et ironiques, car l’ironie et les ‘mots’ tiennent une place importante pour lui, toujours impavide quand s’amassent les orages, s’ennuyant dans la monotonie de la routine, donnant sa mesure quand de grands événements agitent le monde, Jean Marin s’est toujours fait une certaine idée de l’Agence France-Presse qu’il a toujours voulu voir à la meilleure des places, la première.(3) »

Professionnalisme, prestige acquis à la BBC, une position quasi unique de gaulliste et d’ami de François Mitterrand, paradoxale seulement en apparence, le nouveau patron de l’AFP ne manque pas d’atouts. Il n’est pas pour autant unanimement approuvé.
Le correspondant à Paris de La Nation belge de Bruxelles a souligné que «  la nomination de Jean Marin à l’AFP n’est pas étrangère au passage de l’aviateur Mendès France dans les bureaux de Bush House (siège de la BBC), quelquefois, de 1940 à 1944 » .
Jean Marin n’ignore pas que l’amitié de Mendès peut, dans certains milieux, lui coûter cher et le reconnaît, avec humour : «  J’avais une singularité, chacun sachant mes liens coupables. »
La droite et l’extrême droite ne cachent pas leurs sentiments : « Il s’agit d’imposer à l’AFP une orientation favorable au gouvernement » , estime Le Figaro. L’Aurore trouve la nomination de Marin « consternante » et Le Bulletin de Paris titre : « Un petit Marin qui sait nager ».
Comment croire, demandent les sceptiques, que Marin n’est pas le nouveau commis placé par un gouvernement de centre gauche dans le fauteuil de Maurice Nègre dont les liens avec le MRP n’étaient plus à démontrer ? Un de plus. Et jusqu’à quel nouveau rebondissement ministériel ?
Le sénateur indépendant Pierre Marcilhacy, qui se trouve être l’avocat de Maurice Nègre au Conseil d’Etat, pose à l’Assemblée nationale, en janvier 1955, une question orale au gouvernement sur le renvoi «  pour raison d’opportunité » du directeur de l’AFP et son remplacement par «  une personnalité politique appartenant au cabinet du ministre de l’Intérieur » .
Jean Marin ordonne au service politique de l’AFP, qui hésite, de diffuser sans délai le texte intégral de la question de Marcilhacy.
A ceux qui doutent que le gouvernement puisse se résigner à abandonner sa tutelle, le directeur général redit inlassablement : » J’ai été très précisément placé à la tête de l’agence pour faire aboutir le statut.(4) » Et c’est un fait, Mendès France et son gouvernement ont compris que la crédibilité et l’expansion mondiale de l’AFP dépendent de son indépendance. Pour une fois, dit Jean Marin, « l’intérêt et la vertu coïncident ».
Au passif de l’agence dont hérite Jean Marin figure surtout son statut d’établissement public. L’AFP est «  le cas le plus flagrant d’intervention officielle » dans l’information en France, relève l’Institut international de la presse de Zurich, dans son rapport pour l’année 1954, «  son directeur nommé par décret est soumis à des sollicitations pénibles de la part des gouvernements et peut être suspendu ou révoqué comme ce fut le cas en 1952 et 1954 » .
Son caractère étatique fait que l’AFP est considérée, au gré des critiques, comme l’ «  agence gouvernementale » , une «  agence d’Etat comme l’agence Tass » , l’«  agence officielle » ou parfois l’«  agence semi-officielle » quand le censeur se voulait généreux, remarque Jean Marin(5).
Deux jours après l’arrivée de Marin place de la Bourse, le Conseil d’Etat souligne la dépendance de l’agence et classe son directeur général dans la catégorie des «  titulaires de quelques emplois supérieurs qui sont un reflet sur le plan administratif de l’action gouvernementale » , à savoir «  les membres du corps préfectoral, les directeurs d’administrations centrales » . En précisant que «  ces postes sont à la discrétion du gouvernement (et) peuvent être conférés ou retirés pour des motifs uniquement politiques » .(6) On peut donc révoquer le directeur de l’AFP comme un sous-préfet.
Le paradoxe, remarquera Jean Marin, est que les journalistes de l’agence, «  par leur talent, leur conscience professionnelle, leur effort d’objectivité et leur attachement au fait, montraient que, sur ce terrain, la vieille maison n’avait pas dégénéré(7)… » .
C’est aussi ce que souligne le Manchester Guardian (25 septembre 1954) :
«  Etant donné tous ses handicaps et la tendance qui se fait sentir régulièrement de la part du gouvernement français de la prendre comme tête de Turc, ce qui est remarquable dans l’AFP est son haut degré d’indépendance dans tous les domaines. »

A Jean Marin, donc, de jouer et d’en finir avec ce statut d’agence étatisée que l’ordonnance de 1944 définit comme «  provisoire » , un provisoire qui dure depuis une décennie.
Il renoue d’abord, entre l’agence et la presse française, des liens rompus depuis six ans et comprend qu’il ne fera rien sans elle. Aux directeurs de journaux abonnés à l’AFP, de Pierre Brisson du Figaro à Marcel Cachin de L’Humanité, il manifeste son désir d’entente et sa volonté de servir l’indépendance de l’information en rappelant qu’il a été l’un des leurs.
Il sait aussi que, si l’on entend doter l’AFP d’un statut d’indépendance, il faut présenter au gouvernement un projet sérieux et compétent. Il met d’urgence sur pied deux groupes de travail comprenant, entre autres, Albert Bayet, président de la Fédération nationale de la presse française, Claude Bellanger, son vice-président, Jacques Lemoine, directeur de Sud-Ouest à Bordeaux, l’austère Paul-Louis Bret, dont les efforts ont échoué en 1948, Ludovic Tron, inspecteur des finances et président de la Banque nationale pour le commerce et l’industrie, le conseiller d’état Jacques Lucius, qui fit un court séjour place de la Bourse aux temps orageux du premier cabinet Faure.

18 novembre 1954. Jean Marin est à l’université d’Alger où la Fédération nationale de la presse française tient son congrès annuel. La ville est calme, bien que deux semaines plus tôt, le jour de la Toussaint, des attentats aient fait sept morts et qu’une autre guerre commence. Soupçonne-t-il que, plus proche et plus grave que le conflit indochinois, elle sera pour lui et pour l’AFP, qu’il veut libre, l’épreuve du feu ?
Pour l’heure, il écoute Claude Bellanger présenter, pour la sixième fois un rapport sur l’AFP :
«  Puisse l’espérance cette fois n’être pas déçue ! »
Bellanger ébauche à nouveau un statut acceptable pour la presse française. Celle-ci entend être majoritaire et participer à la gestion, mais il est hors de question qu’avec ses 10 millions quotidiens d’exemplaires (contre 31 millions à la presse britannique et 56 millions à celle des USA) elle puisse financer à elle seule une agence internationale. Il faut donc une contribution officielle, sans aliéner l’indépendance de l’agence.
Bellanger rappelle qu’en 1949 le projet de loi Queuille-Mitterrand avait trouvé une formule de financement au moyen d’une taxe indexée. C’est dans cette direction qu’il faut chercher. Enfin, il faut reprendre dans ce même projet l’excellente définition des obligations statutaires d’une AFP libérée :

  1. - Indépendance vis-à-vis de tout groupement économique ou parti politique.
  2. – Fourniture sans interruption d’une information exacte, impartiale, digne de confiance et non tendancieuse.
  3. – Rayonnement mondial.

Quant au gouvernement, «  qu’il ne touche pas aux nouvelles ! » selon la formule de Christopher Chancellor, directeur général de Reuter. En écho, montant à la tribune peu après,
Pierre-René Wolf, directeur de Paris-Normandie et président du Syndicat des quotidiens régionaux, répète, très applaudi : «  Que les gouvernements s’abstiennent de toute emprise » .

Jean Marin en 1990 : «  Bellanger a joué un rôle moteur dans la création et la marche de l’AFP. Ayant préparé son statut dans la clandestinité, n’ayant pas cessé ensuite d’y penser. Il a été l’homme qui suivait cela comme son enfant. Dévoué, ingénieux, très imaginatif lorsqu’il s’agissait de franchir tel ou tel obstacle pendant la préparation du statut. »

Le 5 février 1955, le gouvernement Mendès France est renversé par le MRP et les communistes. Le président du Conseil battu ne renie rien ; «  ce qui a été fait, dit-il, pendant ces sept ou huit mois, ce qui a été mis en marche dans le pays ne s’arrêtera pas. »
C’est vrai, entre autres, pour l’AFP. Un des derniers actes du gouvernement est la signature, le 4 février, du décret créant une commission «  chargée d’étudier les réformes de l’AFP et de préparer un projet de statut » . Quelques jours plus tôt, Marin, rencontrant Bettencourt, avait ébauché les grandes lignes du statut, lui demandant d’en informer Mendès. Ce dernier lui a fait dire : «  Continuez comme vous l’avez voulu, je l’approuve. »
Il faut trois semaines pour qu’un autre radical, Edgar Faure, forme un nouveau cabinet, un peu plus à droite et réintégrant le MRP. L’Information échoit au ministre de l’Industrie et du Commerce, André Morice, maire de Nantes, radical lui aussi, qui finit par reprendre les choses là où elles en étaient restées. On n’a perdu que quatre mois.
10 juin 1955. 10 heures du matin. Rue Casimir-Perier, au commissariat général au plan, la commission Surleau (présidée par le Conseiller d’Etat Frédéric Surleau) inaugure ses travaux. André Morice affirme :
- Le but est la totale indépendance de l’AFP.
La désétatisation s’engage, après plus de dix ans d’efforts. Autour de la table, la presse est représentée en force par Bayet et Bellanger, Henri Massot, président du Syndicat de la presse parisienne, Pierre Guèze, président du Syndicat des quotidiens départementaux, Pierre-René Wolf, président du Syndicat des quotidiens régionaux, Pierre Archambault, président de la Confédération de la presse, Jacques Lemoine, directeur de Sud-Ouest, et un ancien d’Havas et de l’OFI, Léon Chadé, l’homme qui avait dû prendre le large après avoir défié les Allemands et Vichy avec la dépêche sur le sabordage de la flotte à Toulon, aujourd’hui directeur de l’Est républicain, à Nancy.
Egalement assis à la table, Paul-Louis Bret et Fernand Terrou, le juriste auteur des ébauches de statuts soumis jadis à la Commission Joxe. Les journalistes de l’AFP sont représentés par Jean Lepeltier, le rédacteur en chef démis par Nègre, devenu dirigeant du Syndicat national des journalistes (autonome), et le personnel non journaliste par André Guillotin, chef adjoint du service technique. Le jeune chef des services administratifs, qui a remplacé Robert Diridoullou parti à la retraite un an plus tôt, Henri Pilorge, assure le secrétariat. C’est l’ancien chef du bureau du cabinet du ministère de l’Information et, avant de choisir l’AFP, en 1953, il a travaillé avenue de Friedland avec dix-huit ministres ou secrétaires d’Etat à l’Information !
Une brochette de hauts fonctionnaires apporte l’avis des Affaires étrangères, des Finances, des PTT et de la Cour des comptes.
Les projets de statut, la majorité des présents les sait par cœur. Une bonne dizaine ont été préparés depuis 1944, y compris quatre propositions et un projet de loi déposés sur le bureau de l’Assemblée. Les Commissions Joxe et Andrieux ont établi des rapports exhaustifs. Les pièces du puzzle sont là. Pour les trier et les assembler, il faut un maître d’œuvre désireux d’aboutir. Jean Marin joue ce rôle.
Les représentant de la presse ont, dès la première séance, posé leur condition :
- Nous voulons la majorité au conseil d’administration. Le personnel doit y être représenté et, comme des intérêts majeurs sont en cause, il faut une représentation convenable des intérêts publics.

Certains représentants de l’Etat livrent un dernier baroud d’honneur en faveur du système de la subvention, proposant même de la camoufler sous un nom plus avenant.
Jean Lepeltier, fidèle aux thèses de Bret sur le droit au fait et le financement automatique, repousse l’idée que la presse française soit majoritaire et propose de financer l’agence au moyen d’une taxe payable par tous les contribuables. Lui et Guillotin, place de la Bourse, sont totalement pessimistes :
- C’est la mort de l’agence.
Comment la presse française pourrait-elle être à la fois cliente et patronne de l’agence ? Elle ne pensera qu’à payer ses services le moins cher possible et, à la première occasion, à réduire ou à abandonner l’activité à l’étranger. Bref, ce sera la «  petite agence » et la fin du rêve mondial.
A la dernière séance plénière, Paul-Louis Bret, qu’on n’a pas inclus dans le comité de rédaction, revient à l’assaut avec son projet d’ » information publique » prolongement de l’enseignement public et, comme lui, gratuite.
Il se heurte à un rejet poli (on accepte de joindre sa proposition au rapport final). Seul Jacques Lucius accepte le «  droit au fait » :
- Nous ne sommes parvenus qu’à un compromis. Il y a un projet de réforme de la démocratie. J’aurais été heureux que mon pays pût donner l’exemple d’une solution d’avenir, peut-être dans la voie indiquée par M. Bret. Mais les esprits ne sont pas encore préparés.
On rejette donc le financement automatique au moyen d’une taxe auquel Bret tient par dessus tout. En effet, la formule clé a été trouvée : le financement doit être assuré par la vente de documents(8), et les services publics qui ont un besoin croissant d’information ne seront plus des pourvoyeurs de subventions mais des clients comme les autres payant leurs abonnements.
- Erreur. Il s’agit d’une subvention camouflée. Qui paye commande, insiste Bret qui vote seul contre le projet.
Périodiquement, désormais, le débat sera rouvert. Mais le principe est admis : l’Etat apportera sa contribution sans laquelle l’agence ne saurait vivre et la presse française sera la garante de son indépendance. «  C’est un statut original créant une entreprise unique en son genre » , dira Fernand Terrou.
Jean Marin sait vaincre les préventions des deux représentants du personnel qui vont déclarer, devant une assemblée générale, place de la Bourse, que, «  malgré les réserves que suscite la majorité exigée et obtenue par la presse au sein du conseil d’administration ainsi que la présence de fonctionnaires au sein du même conseil, le projet de statut apparaît comme un progrès sensible » . D’ailleurs, un référendum sera organisé pour consulter l’ensemble du personnel.
Le 18 juillet 1955, un projet de statut de dix-huit pages est approuvé. Six semaines, six séances du comité de rédaction, trois séances plénières, l’essentiel est fait. Reste à faire approuver le projet par le Parlement.

2.

L’ETAT DEVIENT CLIENT

Semaine de Pâques 1956. A l’emplacement de l’un des trois immeubles Havas dont l’AFP s’était emparée, Gérard Jacquet, secrétaire d’Etat à l’Information, et Jean Marin, directeur général de l’AFP, posent la première pierre du nouvel édifice de l’AFP. Parmi les deux cents assistants, des parlementaires, une cinquantaine de diplomates étrangers, les représentants de la presse française derrière Bayet et Bellanger, les dirigeants du Syndicat du livre et des syndicats de journalistes, et tous ceux qui se sont penchés sur le sort de l’AFP, comme André Bettencourt et François Mitterrand.
Sur le bruit de fond du trafic parisien, à l’heure des discours, Jean Marin exalte «  ce souci de l’objectivité, ce culte de l’information loyale, grande richesse indivise de cette maison » . Claude Bellanger, encouragé par l’ » esprit nouveau » qui souffle sur l’AFP depuis 1954, promet que la presse française oeuvrera pour son développement et sa totale indépendance.
- La doyenne des agences d’information qui va fort allégrement vers ses cent vingt et un ans est en train d’acquérir une deuxième jeunesse, dit Gérard Jacquet. Elle aura des installations modernes et ce rajeunissement matériel s’accompagne d’un rajeunissement moral. Nous espérons que, d’ici peu de temps, notre doyenne pourra se recréer une âme.
Le gouvernement a adopté le statut rédigé par la Commission Surleau et l’a déposé sur le bureau de l’Assemblée.
A ce concert s’ajoute la voix de tribun d’Albert Bayet, jadis si prompt à tonner contre l’AFP, pour qui l’agence a déjà «  cessé d’être une agence d’état pour devenir une agence libre » .
Afin que nul n’en ignore, les télétypes de l’AFP diffusent pendant plus d’une heure les 3 500 mots rendant compte de la cérémonie, du vin d’honneur, des messages reçus de l’académicien Georges Duhamel, de l‘ancien président du Conseil Paul Reynaud.

Pourquoi ne pas se réjouir ? 1956 est l’année de tous les espoirs. On met en chantier un nouvel édifice pour remplacer des locaux vétustes et incommodes et l’adoption du nouveau statut est à nouveau en bonne voie.
Pendant six mois, les crises de la IVème République ont fait traîner les choses et craindre le pire. A l’agence, le personnel s’est rangé derrière Jean Lepeltier et André Guillotin qui ont voté le projet Surleau. Un référendum l’a confirmé à une écrasante majorité. Sur 1 001 inscrits et 857 votants, 825 (96 %) ont répondu «  oui » à la question : «  Etes-vous pour un statut de l’AFP ? » , 709 (82 %) ont également répondu «  oui » à la question : «  Etes-vous pour le présent projet(9) ? »
Ensuite le projet Surleau a passé l’épreuve du Conseil d’Etat, qui l’a approuvé le 3 octobre 1955. Mais c’est à l’hôtel Matignon que rien ne va plus. Un conseil restreint a mal accueilli le texte. André Morice, qui le défend, se heurte à deux clans : ceux qui pensent que le projet Surleau donne trop d’indépendance à l’agence et ceux qui, sans lui être hostiles, jugent le moment de la réforme mal choisi.
Bon nombre de membres du gouvernement pensent que ce n’est pas en pleine guerre d’Algérie qu’il convient de libérer l’information en général, et l’AFP en particulier. Des mesures de saisie frappent quotidiens et journaux de tendances diverses, à tel point que Bayet et la Fédération de la presse rappellent à Edgar Faure qu’il ne doit pas user «  abusivement et arbitrairement (du Code pénal) contre le droit et le devoir qu’ont les journaux d’informer librement l’opinion » .
De son côté, le Syndicat national de la presse quotidienne régionale (SNPQR) déplore «  le contrôle abusif, voire la censure que les représentants du pouvoir exercent sur les informations en provenance de nos départements algériens et qui mettent l’AFP et la presse française, malgré leurs efforts constants, dans l’impossibilité de présenter à leurs lecteurs un compte rendu objectif des événements d’Afrique du Nord(10) » .
Edgar Faure a d’autres soucis que l’AFP. Elections anticipées ? Réforme électorale ? «  La période la plus désagréable de mon existence » , écrira-t-il dans ses Mémoires. Aussi a-t-il remis à plus tard la discussion du destin de l’AFP et le statut s’est à nouveau trouvé en panne.
Aux élections du 2 janvier 1957, les Français donnent la victoire au front républicain, coalition du centre gauche et du parti socialiste qui semble en mesure de faire la paix en Algérie. On y retrouve Pierre Mendès France et François Mitterrand. Guy Mollet, qui forme le nouveau gouvernement, le 1er février 1956, choisit François Mitterrand comme garde des Sceaux.
Cinq jours plus tard à Alger, le président du Conseil est accueilli à coups de tomates. C’est lui qui enverra le contingent en Algérie. Pourtant, alors qu’en de semblables circonstances, ses prédécesseurs jugeaient inopportune l’émancipation de l’agence, le nouveau secrétaire d’Etat à l’Information, le socialiste Gérard Jacquet, prend le parti de la liberté :
- L’Agence France-Presse doit être indépendante, dit-il le 22 février. Il faut que le statut définitif soit voté dans les mois à venir. Une convention d’abonnement des services publics peut seule fournir l’appoint indispensable. La gestion assurée par les utilisateurs est une bonne formule.
Le projet de statut, en attente depuis six mois, est remis sur les rails. Mais la droite ne désarme pas. L’Echo de la presse, dirigé par Noël Jacquemart, qui ne cache pas ses opinions de droite, ranime sa campagne contre Jean Marin et consacre cinq pages à dresser une liste, au demeurant fantaisiste du haut personnel de l’agence qui appartiendrait aux partis de gauche et d’extrême gauche.
Cet épisode de chasse aux sorcières soulève un tollé des syndicats et des organisations de presse. Il est caractéristique de la haine dont certains poursuivent Mendès France et ses amis.

- L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi n° 1196 portant réforme et statut de l’Agence France-Presse.
Le 3 juillet 1956, à 15 h 15, le débat attendu et officiellement promis au lendemain de la Libération de Paris, douze ans plus tôt, s’ouvre enfin à l’Assemblée nationale.
L’hémicycle du Palais-Bourbon est plein. Le Conseil des ministres n’avait apporté que des retouches mineures au projet Surleau et la Commission de la presse de l’Assemblée l’avait adopté.
La principale modification porte sur les droits de deux représentants du personnel de l’agence au conseil d’administration, un journaliste et un représentant du personnel technique et administratif. A la demande des syndicats patronaux de la presse, le droit de participer à l’élection du président-directeur général leur a d’abord été dénié. Mais le gouvernement Guy Mollet a refusé de créer une catégorie d’administrateurs de seconde zone.
Le rapporteur de la Commission de la presse, Michel Soulié, député de la Loire, défend le texte.
- Le projet de statut est une solution sans doute imparfaite mais la meilleure à laquelle on puisse parvenir à l’heure actuelle. Il assure l’indépendance de l’agence et lui permet de jouer son rôle capital en France et à l’étranger.
Max Brusset, au nom de la Commission des finances, marque son accord.
- Puisse l’AFP, dans toutes les parties du monde où elle est représentée par des agents qualifiés auxquels je me plais à rendre hommage, sachant le travail fécond qu’ils ont fait, bénéficier d’une totale indépendance.
Pour le député communiste Marc Dupuy, il convient de rappeler «  le caractère tendancieux de certaines informations de l’AFP qui correspondaient aux vues et à la politique de gouvernements qui l’avaient pratiquement sous leur contrôle absolu » . Néanmoins, annonce-t-il, le Parti communiste votera le projet car c’est un progrès que de voir l’agence dirigée par un président élu et non par un fonctionnaire.
Gérard Jacquet, secrétaire d’Etat à l’Information, rend un hommage à l’agence.
- L’AFP paraît être aux ordres du gouvernement mais – je sais que ce que je vais dire peut faire sourire certains mais je l’affirme parce que c’est la vérité – l’Agence France Presse a réussi à sauvegarder son indépendance. Son information est une des plus objectives qui soient au monde. Qu’elle ait été réalisée «  avec des moyens empiriques » , comme le reconnaît l’Unesco(11), il n’en reste pas moins qu’elle est exacte. Qu’elle soit le résultat d’efforts tenaces, lents et patients, de qualités professionnelles d’honnêteté de son personnel, cela est tout à l’honneur de ce dernier que je tiens à féliciter des résultats obtenus depuis la Libération.
Des applaudissements éclatent au centre et à gauche.
- C’est le miracle de l’AFP, poursuit Gérard Jacquet, qu’elle ait réussi à se classer parmi les six grande agences mondiales et non la dernière. Elle a réalisé le tour de force de reprendre et d’élargir les positions d’Havas. Je rends un hommage sincère à tous ceux qui ont fait l’Agence France-Presse.

Le MRP, dont certains membres s’accommodaient fort bien d’une agence d’Etat et envisageaient de ressusciter Havas avec une fusion de l’information et de la publicité, tente une dernière fois d’ajourner le débat. Lionel de Tinguy du Pouët, maître des requêtes au Conseil d’Etat, ancien ministre et député de Vendée, déplore que le projet octroie à la presse la majorité au conseil d’administration :
- Il ne faut pas donner en fait tous les pouvoirs aux clients de l’AFP.
Sa motion est repoussée par 348 voix contre 225.
Une nouvelle objection est avancée par un jeune député indépendant du Puy-de-Dôme, Valéry Giscard d’Estaing. Inspecteur des finances, il estime que la Commission financière telle que la prévoit le projet de loi n’aura pas assez de pouvoirs. Il ne manifeste pas une grande confiance dans le conseil d’administration projeté où la presse sera majoritaire et l’Etat minoritaire.
- Je vous en supplie, lance le socialiste Guy Desson, président de la Commission de la presse, ne faisons pas d’un organisme de contrôle un organisme de tutelle quotidienne qui coifferait le conseil d’administration.
L’amendement de Valéry Giscard d’Estaing est repoussé par 314 voix contre 261 et le projet est approuvé par 364 voix contre 126, sur un total e 490 votants, la majorité absolue étant de 246.
Le groupe MRP, entre autres Pierre Abelin, Pierre de Chevigné, Robert de Menthon, les frères Coste-Floret, Robert Schuman, Pierre Henri Teitgen, R. Méhaignerie, et l’extrême droite poujadiste dans laquelle figure Jean-Marie Le Pen ont voté contre.
Le statut qui libère l’agence de la tutelle gouvernementale a été approuvé par le parti radical, l’UDSR et le parti socialiste, une coalition où se retrouvent Marcel Naegelen, René Pleven, Henri Queuille, Paul Ramadier, André Morice, Guy Mollet, François Mitterrand, Jules Moch, Pierre Mendès France, Charles Hernu, Houphouët-Boigny, Arthur Comte, Pierre Cot, Edouard Corniglion-Molinier, Edouard Daladier, Gaston Defferre, Maurice Faure, Félix Gaillard, Jacques Chaban-Delmas, Edouard Bonnefous. Les communistes, au premier rang desquels Maurice Thorez et Jeannette Vermeersh, Fernand Grenier, ont, pour une fois, joint leurs voix à celles de la gauche modérée, ce qui ne les empêchera pas, à l’occasion, de ressortir leurs vieux griefs contre l’«  agence gouvernementale » .
En cette fin d’année 1956, alors que Budapest se soulève, que les parachutistes français et britanniques débarquent à Suez et que l’armée d’Israël envahit le désert du Sinaï, le destin de l’AFP suit les méandres de la procédure parlementaire.
Après la navette entre l’Assemblée et le Conseil de la République, présidé par Gaston Monnerville, les sénateurs approuvent le texte à main levée, le 15 novembre, avec six modifications mineures. Le socialiste Marius Moutet a proposé, en vain, soit que l’Etat choisisse le président sur une liste de trois noms proposée par le conseil d’administration, soit, au contraire, que le conseil choisisse parmi trois noms proposés par le gouvernement. Idée qui réapparaîtra par la suite.
Fait rare, c’est à l’unanimité que, le 19 décembre, l’Assemblée approuve le texte en seconde lecture.
Dans la nuit du 28 décembre, Roger Garaudy, vice-président de l’Assemblée, qui occupe le perchoir, annonce la naissance d’une AFP indépendante.
- J’ai reçu avis que le Conseil de la République a adopté le projet en deuxième lecture. Acte est donné de cette approbation conforme. Le texte étant devenu définitif sera transmis au gouvernement aux fins de promulgation.

La loi 57-32 portant statut de l’AFP est promulguée le 10 janvier 1957(12). Ses dix-sept articles mettent fin au régime de l’établissement public et font de l’AFP un «  organisme autonome » au fonctionnement «  assuré par des règles commerciales » . L’article 2 énonce ses obligations fondamentales :

  1. L’Agence France-Presse ne peut en aucune circonstance tenir compte d’influences et de considérations de nature à compromettre l’exactitude ou l’objectivité de l’information ; elle ne doit, en aucune circonstance, passer sous le contrôle de droit ou de fait d’un groupement idéologique, politique ou économique.
  2. L’Agence France-Presse doit, dans toute la mesure de ses ressources, développer son action et parfaire son organisation en vue de donner aux usagers français et étrangers, de façon régulière et sans interruption, une information exacte, impartiale et digne de confiance.
  3. L’Agence France-Presse doit, dans toute la mesure de ses ressources, assurer l’existence d’un réseau d’établissements lui conférant le caractère d’un organisme d’information à rayonnement mondial.

Telle est la charte sur laquelle doit veiller un Conseil supérieur qui peut être saisi des plaintes concernant des infractions par les usagers, les organisations professionnelles ou la Commission financière, et qui peut révoquer le président-directeur général. Le Conseil supérieur est composé de huit membres (un conseiller d’Etat, un magistrat de la Cour de cassation, deux représentants des organisations patronales de la presse, un journaliste désigné par les organisations représentatives, un représentant de la radio-télévision d’Etat et deux personnalités ayant exercé de hautes fonctions à l’étranger.
Le conseil d’administration est composé de quinze membres : huit représentent la presse française ; trois, les services publics usagers de l’agence (Premier ministre, ministère des Relations extérieures, ministère des Finances) ; deux, la radio-télévision d’Etat, et deux, le personnel de l’agence (un journaliste, un non-journaliste). Il élit le président-directeur général pour un mandat de trois ans renouvelable.
Le troisième organe, une commission financière (deux membres de la Cour des comptes et un expert désigné par le ministère des Finances), est chargé de s’assurer de la régularité des comptes et de l’équilibre du budget.
Les ressources proviennent de la vente des services d’information. Créée par une loi, l’AFP ne peut être dissoute que par une loi.
Le gouvernement, minoritaire au conseil d’administration, est un client comme les autres et sans droits particuliers. Il souscrit des abonnements dont le nombre et les tarifs sont fixés par une convention. Ces ressources se substituent à la subvention et rémunèrent des services effectivement rendus.
Très rapidement, le statut est complété par un règlement d’administration, préparé par Henri Pilorge avec les représentants des différents ministères, qui fixe les dispositions de fonctionnement de l’agence. Dans toute la mesure du possible, l’AFP doit ressembler juridiquement à une société anonyme.

«  C’est trop beau pour y croire » , écrit Félix Naggar, chef de poste à Delhi.
«  Une des principales difficultés rencontrées par les chefs de poste à l’étranger est l’argument que l’agence est “officielle”, ce qui automatiquement provoque une grande méfiance quant à l’objectivité de notre information. S’il est vrai que l’argument disparaît lorsque certains journaux ont bien voulu souscrire à notre service, il n’en reste pas moins que la situation permettrait à certains concurrents de nous démolir aisément… Après que j’eus réussi à signer un contrat avec l’agence locale United Press of India pour la diffusion de notre service, le correspondant de Reuter à Delhi adressa au gouvernement et aux journaux des extraits des débats parlementaires (à Paris) à l’occasion du vote des crédits de l’AFP. Il va sans dire que ce “document” ne citait que les interventions accusant l’AFP d’être gouvernementale. »
Jacques Dauphin de Bagdad, Jean-Jacques Faust de Téhéran, Robert Katz de Mexico et bien d’autres correspondants expriment la même satisfaction(13).
Le plus heureux est Jean Lagrange, que Marin a envoyé à Washington en 1955 comme directeur pour les Etats-Unis. Les lois fédérales interdisent en effet de publier ou de diffuser le moindre texte provenant d’un gouvernement étranger ou de ses organismes sans en mentionner la source et sans que l’organisme de diffusion soit dûment enregistré au Département de la justice. Etablissement public, l’AFP tombait sous le coup de ces dispositions. Elle devait donc signaler que ses dépêches émanaient d’«  agents du gouvernement français » .
Dès 1945, André Rabache s’en plaignait et Maurice Nègre se montrait bien désinvolte quand il prétendait développer l’agence en ignorant son caractère étatique.
Lagrange se hâte donc de faire traduire le statut de janvier 1957 et de faire rayer l’agence de la liste du Département de la justice. Après quoi, il peut intégrer sans conteste le groupe des «  grands » formé par AP, UPI et Reuter. Libérée, l’AFP adhère à la Société interaméricaine de presse (SIP) qui groupe les éditeurs de journaux, de publications et d’agences du continent en excluant celles qui ont un caractère gouvernemental.
Augustin Edwards, directeur du grand quotidien chilien El Mercurio, déclare à Claude Roussel : «  Maintenant, je vais m’abonner. »

A Paris, beaucoup de parlementaires MRP, comme Lionel de Tinguy du Pouët, regrettent que le gouvernement ait composé avec le «  lobby très puissant de la presse quotidienne » , que l’agence se retrouve «  sans tutelle » , le conseil d’administration et son directeur étant «  pratiquement abandonnés à eux-mêmes » , ce qui constitue «  une audace ou plutôt une imprudence » . Certains gouvernements partageront cette opinion par la suite(14).
Paul-Louis Bret critique toujours le mode de financement adopté mais ne joue plus les Cassandre. Il ne peut manquer d’être favorable dans l’ensemble à un statut qui lui doit beaucoup, en particulier, la conception d’un Conseil supérieur chargé de veiller sur les obligations fondamentales. On a repris, à peu près mot pour mot, ce qu’il avait défini, avec l’aide de Fernand Terrou, en s’inspirant de la charte de l’agence Reuter.
«  Le succès de cette tentative pourrait s’étendre au-delà des frontières » , écrit-il dans Combat (21 mars 1957), en soulignant que l’AFP pourra désormais s’appuyer sur un texte légal pour résister aux tentatives de pression. «  Encore faudra-t-il que le directeur général se serve de ses armes. La présence à la tête de l’entreprise d’un homme de caractère est donc indispensable. »
C’est aussi ce que pense un ancien de l’agence, Robert Guillain (Le Monde, 2 avril 1957) : «  Le statut vaudra surtout par ce que le directeur général saura en faire. Il importe que soit élu à la tête de l’agence un homme capable de défendre son indépendance. »
Le premier acte de l’indépendance se joue le 15 avril 1957. Le conseil d’administration siège pour la première fois en vue d’élire un président-directeur général. Tout est en place. Le conseil supérieur a été formé sous la présidence d’André Andrieux, conseiller d’Etat, familier de l’AFP puisqu’il a dirigé la commission chargée de dresser l’état des lieux en 1948. Albert Bayet y est également présent.
Le personnel de l’AFP a élu six jours plus tôt ses deux administrateurs. Le rédacteur en chef, Jean Lepeltier, l’emporte haut la main chez les journalistes : 336 voix sur 383 votants (sur 570 inscrits). Il le doit à sa personnalité, consacrée par son rôle à la tête de la section AFP du Syndicat national des journalistes (SNJ autonome). Employés et techniciens ont préféré un cadre administratif appartenant à la CGT, Amédée Ricard (360 voix) à André Guillotin, chef du service technique (218 voix).
Au conseil d’administration, tous les pères fondateurs se retrouvent autour de la table : Claude Bellanger, Pierre Houriez, Jacques Lemoine, Léon Chadé, Pierre-René Wolf, Fernand Terrou, qui représente la présidence du Conseil.
Jean Marin n’est pas le seul candidat à la présidence de l’agence. Il a en face de lui Philippe Desjardins, ancien d’Havas, qui fut pendant la guerre directeur de l’émetteur officiel de la France Libre à Brazzaville. Il a pour cousin Pierre-René Wolf, directeur de Paris-Normandie. A la libération, il a fait un bref passage à l’AFP comme chef des services techniques et pris la direction de la division des études de presse de l’Unesco. Il est considéré comme le candidat de ceux qui reprochent à Marin d’avoir été nommé par le gouvernement et peut compter sur quelques voix de représentants de la presse française.
Maurice Nègre, devenu conseiller d’une agence de relations publiques, se porte aussi candidat.
Le gouvernement entend jouer le jeu. Huit jours plus tôt, Guy Mollet a réuni un conseil interministériel. Le ministre des Affaires économiques, Paul Ramadier, et le ministre de la Justice, François Mitterrand, voudraient que les représentants du gouvernement au conseil d’administration de l’AFP (trois pour les services publics et deux pour la radio-télévision) votent pour Jean Marin, artisan du nouveau statut.
D’autres membres du gouvernement estiment que le choix d’une personnalité sans attache avec l’agence soulignerait son indépendance. Guy Mollet arbitre : les représentants du gouvernement s’abstiendront au premier tour, puis porteront ensuite leurs voix sur le candidat préféré par la majorité de la presse(15).
Au premier tour, Jean Marin obtient six voix contre quatre à Desjardins : puis onze voix au deuxième tour, les cinq voix gouvernementales se reportant sur lui comme prévu. La majorité requise est de douze voix. Au troisième tour, Jean Marin est élu premier président-directeur général de l’AFP indépendante par treize voix contre deux à Philippe Desjardins. Aucune voix n’est allée à Maurice Nègre.
«  L’agence prend un nouveau départ, écrit le Times de Londres, et le nouveau statut a reçu sa première application pratique quand le conseil d’administration a élu le premier président-directeur général. Le fonctionnement sous le nouveau statut d’indépendance et d’autonomie dépendra en grande partie du choix qui s’est porté aujourd’hui sur M. Jean Marin. »

FIN


Notes

1 Les deux décrets du 28 septembre 1954 seront annulés pour «  vice de pouvoir » le 21 janvier 1956. Le gouvernement de Guy Mollet prend deux nouveaux décrets identiques. M. Nègre recevra, en 1959, 8 millions de francs.
2 Entretiens avec F. Mitterrand, J. Marin, J. Lagrange, J. Moalic, H. Pilorge, G. Roche, M. Tillier. Correspondance de la presse, n° 851, 30 sept. 1954.
3 «  Jean Marin, portrait, signé Jean Mauriac » , AFP, 10 avril 1975.
4 L’Echo de la presse et de la publicité, n° 276, 15 mars 1955.
5 « Jean Marin, Une contribution française à la liberté de l’information : le statut de l’Agence France-Presse. Communication à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris 1960.
6 Arrêt du Conseil d’Etat, 1er oct. 1954, in C. Bellanger, Rapport sur l’Agence France-Presse, FNPF, nov. 1954.
7 Jean Marin, ibidem.
8 Rapport de la commission Surleau. Compte rendu de la séance finale. Rapport de J. Lepeltier et A. Guillottin au personnel. Doc AFP.
9 Notes d’information au personnel de J. Lepeltier et A. Guillotin. Référendum, 10 oct. 1955. Doc. AFP.
10 Motion du congrès de Nice, 21 janvier 1956.
11 Unesco, Les Agences télégraphiques, Paris, 1953.
12 La loi porte les signatures de René Coty, président de la République, Guy Mollet, président du Conseil, François Mitterrand, ministre d’Etat, garde des Sceaux, Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, Paul Ramadier, ministre des Affaires économiques, Albert Gazier, ministre des Affaires sociales et, par intérim, ministre de la France d’outre-mer.
13 A.N.
14 Lionel de Tinguy du Pouët, « Le statut de l’AFP, Revue politique des idées et des institutions, 30 octobre 1956.
15 Entretiens avec J. Marin, H. Pilorge, Correspondance de la presse, 16 avril 1957, Journal officiel.

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