2011 : Saisie d’une plainte de l’agence allemande DAPD, la Commission européenne s’adresse à la France

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En plaidant pour une modification des relations financières entre l’Etat et l’AFP, le PDG Emmanuel Hoog évoque le besoin de mettre le statut de l’agence en conformité avec une législation européenne qui impose des conditions strictes à l’octroi de subventions afin d’assurer la "concurrence libre et non faussée". A ce sujet, nous publions le texte d’une lettre que la Commission européenne a envoyée à la France le 22 août 2011.

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COMMISSION EUROPEENNE

DG Concurrence

Information, communications et médias Aides d’Etat

Bruxelles, 22/08/2011
COMP/C4/AH/bs*edma2011/088668
Représentation Permanente de la France auprès de l’Union Européenne


Objet : Aides d’État SA.30481 - Aide d’État présumée en faveur de l’Agence France-Presse (AFP)

Madame, Monsieur,

(1) Le 22 février 2010, l’agence de presse allemande "DAPD Nachrichten" (DAPD) a déposé une plainte alléguant que la France aurait accordé des aides d’État à l’Agence France-Presse (AFP). Cette plainte a été transmise aux autorités françaises, qui ont soumis des observations le 4 mai 2010 et le 20 janvier 2011.

1. Description des relations financières entre l’AFP et l’Etat

1.1. Le bénéficiaire

(2) L’AFP a été créée par la Loi n° 57-32 du 10 janvier 1957 portant statut de l’Agence France-Presse. L’AFP est la troisième agence de presse dans le monde, active dans 165 pays avec un réseau de 2500 journalistes. En 2009, l’AFP avait un chiffre d’affaires de 278 millions d’euros. A titre de comparaison, Reuters emploie 2900 journalistes à temps plein, et est actif dans 100 pays, avec un chiffre d’affaires de 12,9 milliards d’USD ; AP emploie 2200 journalistes à temps plein, avec un chiffre d’affaires de 470 millions d’euros. Le chiffre d’affaires du plaignant est de l’ordre de 25 millions d’euros. L’AFP a également une filiale allemande produisant des services en langue allemande. L’AFP propose aussi une gamme complète de services en anglais, en espagnol et en portugais.

(3) En ce qui concerne les relations entre le gouvernement français et l’AFP, la loi n ° 57-32 stipule : "Les conditions de vente aux services publics de l’Etat sont déterminées par une convention entre l’État et l’Agence France-Presse ; cette convention fixe le nombre et le taux des abonnements souscrits par lesdits services, sur la base des tarifs appliqués aux entreprises de presse françaises".

(4) Conformément à cette disposition, le gouvernement et l’AFP ont conclu depuis 1958 une série de « conventions d’objectifs et de moyens » (COM) en combinaison avec une « convention définissant les abonnements de l’Etat aux services de l’Agence ».

1.2. Les mesures d’aide alléguée en faveur de l’AFP

(5) La « Convention définissant les abonnements de l’État » assure que le gouvernement français est abonné aux services des nouvelles de l’AFP. Pour calculer le prix de ce service, le prix qu’un quotidien régional avec une impression de 150 000 exemplaires paierait pour l’abonnement annuel a été choisi comme point de repère (319 000 euros). Ce prix est multiplié par 350, ce qui signifie que la France achète 350 abonnements annuels de 319 000 euros chacun, pour un montant de 111,65 millions d’euros, correspondant à 40% du chiffre d’affaires annuel de l’AFP.

(6) Selon les arguments fournis par les autorités françaises, l’achat de ces abonnements est une transaction commerciale normale. Les relations entre l’État et l’AFP seraient donc de nature strictement commerciale. Le montant versé serait la contrepartie pour les services d’informations fournis à l’État

(7) D’autres mesures décrites dans la plainte, comme le renoncement à la réclamation d’un emprunt de FF 90 millions (Euro 13,7 millions) de 1991 à 2000 et un prêt bonifié de 15,2 millions d’Euro en 2001, ne font pas l’objet de la présente lettre.

1.3. Développements récents

(8) Le 17 mai, un projet d’amendement à la loi sur l’AFP a été déposé au Sénat français. L’objectif de la proposition est de clarifier la relation entre l’État et l’AFP, compte tenu également des règles de l’UE en matière des aides d’État. L’élément principal dans ce contexte est la transformation de l’abonnement actuel en compensation pour un service public. Apparemment, il n’est pas prévu d’abaisser le montant de la contribution publique annuelle. La définition de la mission d’intérêt général semblerait assez large et ne pas être limitée aux services de langue française. En particulier, le projet ne prévoirait pas de mécanisme destiné à garantir l’absence de surcompensation du service public.

2. Évaluation provisoire des mesures visées par la plainte

(9) Sur la base des informations dont elle dispose, la Direction Générale de la Concurrence est arrivée aux conclusions provisoires suivantes.

2.1. Les souscriptions annuelles du gouvernement pourraient constituer une aide d’Etat

(10) Selon la France, les abonnements sont une transaction commerciale normale et les redevances payées la contrepartie commercialement justifiée pour les services d’informations fournis à l’État. A cet égard, la DG Concurrence estime que si le principe de prendre le prix d’un abonnement payé par un quotidien comme référence pour la détermination du prix de l’abonnement par le gouvernement peut en principe, paraître un point de départ acceptable, le fait d’assumer un nombre très élevé (plusieurs centaines) de souscriptions ne semble à première vue pas justifié pour un abonnement unique de services de texte.

(11) La France soutient que la détermination d’une base tarifaire serait difficile en raison de l’absence de clients de l’AFP comparables. Selon elle, aucun autre client de l’AFP ne pourrait être comparé à l’État eu égard à sa taille, au nombre élevé d’utilisateurs potentiels de services et de l’utilisation qui est faite des services fournis. Il serait par exemple exceptionnel que tous les fonctionnaires des ministères du gouvernement français puissent avoir accès en ligne à l’AFP. Par conséquent, les frais d’abonnement élevés feraient partie d’une transaction commerciale normale.

(12) On pourrait en effet envisager plusieurs moyens de comparer la souscription du gouvernement à d’autres contrats :

• L’AFP a de grandes entreprises comme clientes qui achètent ses services pour leur propre usage. Le gouvernement français n’a pas fourni de chiffres sur les contrats de ce type qui pourraient cependant être comparables aux abonnements de l’État dans la mesure où les informations fournies sont utilisées dans le travail quotidien de l’entreprise. De même, les clients d’entreprise et le gouvernement ne font pas un usage commercial des services de nouvelles, dans le sens qu’ils les vendraient aux tiers. Une différence pourrait être l’éventail des domaines de l’abonnement, mais sur ce point une différenciation pourrait être opérée selon le nombre et la nature des sujets abonnés.

• Une comparaison pourrait aussi être envisagée avec des abonnements souscrits par l’État auprès d’autres agences. Sans doute l’AFP est-elle unique en ce qui concerne la couverture territoriale et thématique de la France. Par conséquent, un abonnement à, par exemple, AP ou Reuters n’est pas directement équivalent, mais pourrait néanmoins servir de point de comparaison en tenant compte des utilisateurs potentiels et du volume des services fournis.

• Il pourrait également être pertinent de voir quels prix sont payés par les administrations d’autres États membres importants, ou d’autres institutions publiques, pour les services d’informations fournis par des agences de presse. La Commission, par exemple, paie 323 374 euros pour un abonnement de 5 ans aux services de texte de l’AFP, disponibles pour tous les services de la Commission. Le gouvernement fédéral allemand dépense environ 3,75 millions d’euros par an pour les services de texte intégral des abonnements à la DPA et DAPD. Le "Central Office of Information" du Royaume-Uni fait état d’une dépense de £ 22,8 millions en l’année financière 2009/2010 pour l’acquisition centralisée de nouvelles.

(13) Ces éléments de comparaison permettent de s’interroger sur le rapport entre les tarifs payés par les autorités françaises pour leur abonnement à l’AFP et le prix de marché pour un service équivalent.

(14) La DG Concurrence note par ailleurs que de telles interrogations ont été exprimées aussi par différents intervenants au niveau national. Ainsi, le Comité de Réflexion sur l’avenir de l’AFP constate ce qui suit dans son rapport d’avril 2010, au point 3.3 : « La convention d’abonnements et de services avec l’État, parfaitement légale au moment où elle a été mise en place en 1957, se trouve aujourd’hui dépassée par les nouvelles règles de concurrence de l’Union européenne. Elle doit être rénovée, dans la ligne des directives de la Commission européenne et de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne de Luxembourg ».

(15) De même, Emmanuel Hoog, l’actuel PDG de l’AFP, a admis dans Le Monde du 02/09/2010 qu’« il faudra enfin clarifier le rapport financier entre l’AFP et l’Etat, ... afin de se mettre en règle avec la Commission européenne." Le 1er juin 2011, M. Hoog a écrit au personnel de l’agence que « ...le statu quo est impossible : nous devons répondre à une plainte contre l’Agence à Bruxelles et la situation actuelle n’est plus tenable, qui consiste à affirmer — contre toute évidence - que la centaine de millions d’euros versée chaque année par l’Etat relève d’une relation strictement commerciale. (...) on pourrait (...) aller même jusqu’à parler de « camouflage » du financement public de missions d’intérêt général sous les habits d’un abonnement de nature commerciale aux services de l’Agence. »1

2.2. Effet sur la concurrence et les échanges entre les États membres

(16) La DG Concurrence estime à ce stade qu’une éventuelle aide à l’AFP aurait le potentiel de fausser la concurrence et d’affecter les échanges entre États membres. En effet, l’AFP est active au niveau international. Reuters et AP offrent une couverture étendue pour les médias en langue française et sont aussi actifs dans toute l’UE dans d’autres langues couvertes par l’AFP. La concurrence pour la distribution d’informations en anglais ou en espagnol pourrait être affectée, car l’AFP, DPA, AP, Reuters, l’agence espagnole EFE, ainsi que les services italiens ANSA offrent leurs services dans ces langues en dehors de leur marché national. Des effets sur la concurrence sont probables aussi en Allemagne, où l’AFP et Reuters sont actifs avec leurs offres en langue allemande en concurrence avec les deux principales agences de DPA et DAPD.

(17) Concernant plus particulièrement le marché allemand, le plaignant affirme qu’à trois reprises en 2010, des journaux auraient résilié des contrats avec DAPD en faveur de l’AFP qui a offert des services à 50% du prix de DAPD. Dans ses négociations avec les grands clients d’entreprise, le plaignant aurait appris que l’AFP a fait des offres plus attrayantes (en termes de tarification).

(18) Pour toutes ces raisons, les services de la Commission ont à ce stade des raisons de s’interroger sur la nature de la rémunération payée par l’État français à l’AFP au fond de l’article 107 TFUE.

2.3. Compatibilité d’une aide éventuelle

(19) Un soutien au fonctionnement pourrait, toutefois, en principe être considérée comme une compensation pour les services publics, si les missions de l’AFP, ou certaines parties d’entre-elles, pouvaient être qualifiées comme un service public. La Commission a approuvé de telles aides à des services d’information. Elle a approuvé en tant que service d’intérêt économique général (SIEG), les nouvelles internationales et françaises du canal d’information "France 24"2, compte tenu notamment du fait que les subventions examinées étaient nécessaires pour l’exécution des missions confiées à la chaîne française d’information internationale, celle-ci n’étant pas économiquement viable sans financement public. Le but de ce canal est "l’action audiovisuelle extérieure, [le] rayonnement de la francophonie et [...] la diffusion de la culture et de la langue française dans le monde". Ce but semble, dans une certaine mesure, comparable avec l’objectif des tâches imposées par la loi sur l’AFP, à savoir donner "aux usagers français et étrangers ...une information exacte, impartiale et digne de confiance" et établir "un organisme d’information à rayonnement mondial".

(20) Les conditions d’une qualification des services de l’AFP de service d’intérêt général seraient une définition du service attendu (en prenant en considération le fait que l’AFP est active dans un marché concurrentiel), un mandat, et les instruments appropriés pour éviter la surcompensation et les subventions croisées de services qui ne pourraient pas être considérés comme des SIEG, comme, par exemple les services non-français offerts sur le marché international en forte concurrence avec d’autres organismes.

(21) Ces conditions ne semblent cependant pas remplies selon les informations dont nous disposons à ce stade. Les dispositions légales actuelles ne contiennent que des éléments d’une définition assez large et vague de services qui ne couvre pas toutes les activités actuelles de l’AFP, comme les services considérables hors de France en d’autres langues que le français ; ils ne font en général pas de distinction entre service public et d’autres activités, et ils n’excluent pas les subventions croisées.

3. Remèdes possibles à cette situation

(22) Les éléments susnommés permettent de s’interroger sur la compatibilité du dispositif actuel avec les règles de l’UE en matière d’aides d’État. Avant qu’elle ne se prononce sur les prochaines étapes formelles à prendre, la Commission a besoin de plus amples informations pour déterminer la nature de l’aide alléguée comme une aide nouvelle ou existante au sens de l’article 108 (1) du TFUE.

3.1. Aides nouvelles ou aides existantes

(23) En effet, les relations liant l’État à l’AFP sont basées sur une loi du 10 Janvier 1957. Selon l’article 1 (b) du règlement (CE) n° 659/1999 du Conseil du 22 mars 1999 portant modalités d’application de l’article 93 du traité CE (règlement de procédure), des aides existantes sont des aides qui ont été mises en vigueur avant l’entrée en vigueur du traité, donc avant la fin de 1957. La loi de 1957 se réfère expressément aux "conventions définissant les abonnements de l’Etat" pour régler les "conditions de vente" et fixer le nombre et le prix des abonnements sur la base des tarifs appliqués à la presse.

(24) Toutefois, la première convention a été conclue en 1958, soit après l’entrée en vigueur du traité. Il semblerait donc que seuls certains éléments du système aient été définis en 1957 (la nature de l’avantage comme rémunération directe pour un certain nombre d’abonnements, la mission de l’AFP, les tarifs payés par les journaux comme une référence pour déterminer le montant, le bénéficiaire, et la source du financement). La terminologie de la loi (les "conditions de vente") et la référence à des tarifs applicables à d’autres clients, se réfèrent plutôt aux conditions de marché et indiquent que la loi envisage une transaction commercialement raisonnable plutôt qu’une subvention. Par conséquent, il n’est pas clair que la loi de 1957 soit suffisante à elle seule pour constituer un octroi d’aide ou un régime, si la rémunération de l’État à l’AFP devait être qualifiée d’aide. Il semble en effet que seule la convention y succédant contenait les éléments nécessaires pour déterminer le montant de l’aide. L’AFP n’était pas en mesure de recevoir des fonds publics avant qu’une telle convention n’ait été conclue.

(25) Ceci étant, la Commission note toutefois que la loi de 1957 fut précédée par l’ordonnance du 30 septembre 1944 portant création à titre provisoire de l’Agence France-Presse, qui offre apparemment à l’AFP un statut "provisoire" d’établissement public autonome recevant une subvention de l’Etat. Il est donc envisageable que des éléments pertinents du financement public de l’AFP aient été déterminés déjà en 1944. La Commission n’est néanmoins actuellement pas en possession des informations nécessaires pour évaluer cette possibilité.

(26) Dans le cas où une éventuelle aide doit être qualifiée d’aide nouvelle, le traité prévoit la possibilité d’ouvrir la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, du TFUE. Une injonction de cesser immédiatement l’octroi de l’aide est également possible, et, dans l’hypothèse où une décision d’ouverture débouche sur une décision finale négative relative à une aide déjà mise en œuvre, la conséquence d’une telle décision finale est en principe la récupération des aides incompatibles.

3.2. Solutions pour l’avenir

(27) Quel que soit le résultat de l’évaluation qui déterminera si l’aide alléguée est nouvelle ou existante, il me semble important de trouver ensemble une solution pour l’avenir.

(28) J’ai bien pris note que la France travaille déjà sur une réforme du statut de l’AFP. Eu égard à ces plans, la Direction Générale de la Concurrence réitère l’importance et l’urgence d’un changement de la situation actuelle. Elle rappelle à la France, que toute définition d’une mission de service public doit être précise et permettre de distinguer entre le service public de l’AFP et d’autres activités purement commerciales, afin d’exclure les subventions croisées à ces dernières.

4. Questions

(29) La France a indiqué que le gouvernement ou tout au moins certains ministères sont abonnés à des services d’autres agences de presse, mais elle n’a pas révélé les frais afférents à ces abonnements. La Commission invite la France à fournir de telles informations qui pourraient servir de base pour la comparaison avec les abonnements AFP.

(30) La France est invitée à fournir des chiffres sur les contrats des grandes entreprises avec l’AFP.

(31) La France est par ailleurs invitée à soumettre le texte de l’ordonnance du 30 septembre 1944 portant création à titre provisoire de l’Agence France-Presse et d’autres renseignements connexes nécessaires sur les subventions pour déterminer comment l’AFP a été financée et soutenue jusqu’en 1958.

(32) Compte tenu de l’article 14 du Statut de l’AFP (l’AFP n’est pas soumise à une procédure de faillite), la France est également invitée à expliquer les conséquences possibles d’une cessation des paiements de l’agence.

5. Conclusion

(33) Dans le cas où la France ne serait pas prête à fournir des informations nécessaires pour déterminer si l’aide alléguée est nouvelle ou existante, une injonction d’information3 pourrait se révéler nécessaire.

(34) Dans l’intérêt d’une coopération rapide et transparente, je vous invite à présenter les observations des autorités françaises dans un délai d’un mois après la réception de la présente lettre.

(35) Enfin, compte tenu des travaux législatifs pour la réforme du statut et du financement de l’AFP, il est rappelé à la France que toute aide nouvelle doit être notifiée à la Commission et approuvée par celle-ci avant sa mise en œuvre.

Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’expression de ma considération distinguée

Wouter PIEKE

Chef d’unité

[Notes]

  1. Source : http://www.sharp-words.com/notes/?p=122. [lien périmé]
  2. Cas N54/2005 - Chaîne française d’information internationale.
  3. Affaire C-47/91, Italie v Commission, Italgrani, au point 34.

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